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La conclusion des Contemporaines de Nicolas Edme Rétif de la Bretonne : « je ne ferai plus de Contemporaines »

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La conclusion des Contemporaines résonne comme un manifeste d’écrivain autant que comme une confidence testamentaire. Rétif de la Bretonne y convoque Ovide : il a bâti une œuvre qui, affirme-t-il, défiera le temps, la censure et la critique. Derrière cette ambition démesurée se cache cependant une logique : ses nouvelles ne se veulent pas littérature de pure invention, mais transcription fidèle de la vie réelle, observée dans les rues et les villages, dans la trivialité des charrettes et des marchés comme dans les intrigues des salons et des spectacles. Rétif insiste sur sa méthode : trente ans à engranger les faits, six ans à les publier, convaincu qu’il offre ainsi à ses contemporains – et à la postérité – un miroir de leur société. Au détour d’un souvenir, il va jusqu’à se dire prophète, tant certains épisodes qu’il a couchés sur le papier se sont répétés sous ses yeux, comme si l’histoire sociale n’était qu’un éternel recommencement. A-t-il tort ?


À cette ambition réaliste s’ajoute une vocation morale qui parcourt tout le p

rojet. Rétif n’écrit pas pour distraire seulement : il entend « montrer la vertu aimable et le vice odieux ». Sacré bonhomme bourré de paradoxes ! Ses récits seraient donc une sorte de bréviaire social, à lire sans crainte par les jeunes filles qu’il souhaite instruire, mais aussi par les hommes, qu’il prétend corriger en les confrontant à leurs travers (et il sait mieux que personne que l'homme en a à revendre). Loin des excès rhétoriques de ses rivaux, « petits-maîtres » clinquants ou « écrivains ampoulés », il revendique un style simple, naïf, naturel, à la manière d’un vieillard qui raconte sans détour ce qu’il a vu. Ce refus des artifices littéraires est au cœur de sa posture d’auteur : dire la vérité nue, contre les embellissements mensongers, et faire œuvre utile en se tenant au plus près de l’expérience commune.


La dernière phrase – « je ne ferai plus de Contemporaines » – apparaît comme une conclusion solennelle, mais sans doute aussi comme un effet d’annonce. Car l’on connaît Rétif : infatigable, prolifique, toujours prêt à reprendre la plume, fût-ce le lendemain de sa résolution. Elle a pourtant valeur symbolique : l’auteur estime avoir achevé une œuvre immense, une chronique morale et sociale de son siècle, susceptible de traverser les mers et les âges. Entre orgueil et sincérité, prophétisme et réalisme, cette conclusion dessine le portrait d’un écrivain conscient de son rôle et désireux de s’inscrire dans l’histoire littéraire : chroniqueur du présent, pédagogue du peuple et, peut-être, prophète involontaire des destinées humaines. Rétif de la Bretonne n'était pas à une manifestation près de son ego démesuré ! Lisons-le en français dans le texte !


Bertrand Hugonnard-Roche



Conclusion. (*)


Jamque Opus exegi, quod nec Jovis ira, nec ignes,

Nec poterit ferrum, nec edax abolere Vetustas !

Cùm volet illa dies quæ nil nisi corporis hujus

Jus habet, incerti spatium mihi finiat ævi ;

Parte tamen meliore mei super alta perennis

Astra ferar, nomenque erit indelebile nostrum. (**)


Ovid.


Je viens d’achever un Ouvrage, que rien ne pourra détruire ; ni la fureur des Cagots, ni la rage des Célibataires-corrompeurs, ni la jalousie écumante des Écrivains ampoulés, ni les sourdes menées des Intriguantes, ni les grossières injures des Catins, ni la morgue altière des Prudes impérieuses : Je mourrai, lorsque le nombre de mes jours sera rempli, & j’entraînerai dans mon tombeau, toutes les critiques, périssables comme ce corps chétif & mortel : mais je vivrai à-jamais, par la portion la plus-noble de moi-même ; mon nom franchira les mers ; on lira mes Nouvelles dans les deux-mondes, dans toutes les langues ; chaque Peuple y-reconnoîtra les Aventures racontées dans ses Villes, dans ses Villages, & on dira : Comment Nicolas-Edme a-t-il-pu deviner ce qui se-passait à deuxmilles-lieues de lui ?


O mon honnête & bienveillant Lecteur, c’est que je n’ai-jamais-voulu rien écrire d’imaginaire ! J’ai, pendant trente-ans, amassé les faits dans le magasin de ma mémoire, & j’en-ai-employé six à les publier, pour être utile à mes Semblables, en-leur montrant le Vice odieux & la Vertu aimable !… Combien-de-fois, au milieu des rues, où je méditais silencieusement, parmi les embarras des chars rapides, des pesantes voitures-de-bois, de-boues, de-pierres, environné de troupeaux de Moutons & de Bœufs, entraîné par la Foule qui sortait des églises, des spectacles, ou qui poursuivait un Voleur, combien de fois ne me suis-je-pas-vu-retenu par le bras ! — Vous avez bien-peint mr. Tel avec mme Telle ! C’est leur aventure, mot-pour-mot ! On m’aprenait que j’avais-dit la vérité ; ou plutôt, on me découvrait, que les faits déja-connus, que j’avais-employés, n’étaient-pas-arrivés pour une seule-fois… En-effet, en 1782, on imprima la Nouvelle des Chaircuitières, faite six-mois auparavant : dans l’automne de 1783, j’ai-vu le trait principal se-vérifier sous mes yeux. Mon étonnement fut extrême ! J’avais-été prophète, autant qu’historien. Centfois la même chose est-arrivée dans les Nouvelles que vous achevez de lire…


O mon Lecteur, donnez-moi votre confiance ! mes vues sont pures, & je ne vous transporte jamais au pays des chimères ; je vous promène dans nos Villes, quelquefois dans nos Villages ; vous êtes toujours avec des Hommes qui pensent & qui agissent comme Ceux avec qui vous vivez… Jeunesfilles, qui ne connaissez pas-encore le monde, lisez-moi sans-crainté ! Les Contemporaines, comme les Lois, ont deux parties : Par l’une, j’encourage à la vertu, que je peins aimable : Par l’autre, je donne horreur du vice, que je represente hideux : ces deux manières sont inséparables, & sont également utiles : que dis-je ? elles sont-également nécessaires… Ami du vrai, mes récits naïfs, naturels, n’ont-point l’art du Reteur ; je le dédaigne ; je raconte comme ces Vieillards respectables, ennemis du mensonge, & non comme les Petitsmaîtres hâbleurs, qui clinquantent, colifichetent, ou boursouflent toujours la verité.


Adieu, mon honorable Lecteur ! je ne ferai plus de Contemporaines !



(*) Cette Conclusion imprimée sur deux pages se trouve, aux pages 455 et 456, dans le 42ème et dernier volume des Contemporaines (1785). Nous avons conservé l'orthographe de Rétif.

(**) « J’ai maintenant achevé une œuvre que ni la colère de Jupiter, ni le feu, ni le fer, ni l’usure du temps dévorant ne pourront abolir. Le jour viendra, qui n’a de pouvoir que sur ce corps, et qui mettra fin à la durée incertaine de ma vie ; mais, par la meilleure part de moi-même, je serai porté, éternel, au-delà des astres, et mon nom sera indélébile. »


Publié en ligne le samedi 23 août 2025 par Bertrand Hugonnard-Roche pour le Bibliomane moderne

 
 
 

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