Quand l’argent se fait diable : un pamphlet rare et oublié de 1708 (attribué à Eustache Le Noble)
- Bertrand Hugonnard-Roche
- il y a 3 jours
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Page de titre du pamphlet "Le Diable d'Argent" publié en 1708
Parmi les diables facétieux qui hantèrent le premier XVIIIᵉ siècle – diable boiteux, borgne, etc. – surgit en 1708 un petit pamphlet au titre retentissant : Le Diable d’Argent. La pièce est anonyme, signée mystérieusement « M. D. L. », mais chacun aura reconnu l’ombre d’Eustache Le Noble, grand pourvoyeur de diableries en prose, dont les presses hollandaises (Amsterdam, La Haye, ou ailleurs) multiplièrent alors les dialogues infernaux. L’ouvrage, comme tant de ses frères clandestins, ne porte pas d’adresse : il est de ces enfants illégitimes du livre, nés quelque part en Hollande et passés de main en main sous le manteau. Dans l’exemplaire qui nous occupe, il se trouve relié à la fin d’un volume contenant le Diable boiteux dans son édition d’Amsterdam, Henri Desbordes, 1707, accompagné des Entretiens du Diable boiteux avec le Diable borgne. Ce voisinage n’est évidemment pas fortuit.
Matériellement, l’opuscule se présente sous la forme d’une petite brochure in-12 de 20 pages imprimées en assez gros caractères, et ne propose qu’un seul ornement typographique : un bandeau gravé en tête du début du texte. Cette sobriété typographique cache un atelier d’imprimerie soucieux de rester anonyme, et c'est encore le cas !
Le texte est bref, nerveux, scandé d’interrogations oratoires : « N’est-ce pas lui qui… ? » revient à chaque ligne comme le coup de trique d’un pamphlétaire impatient. L’Argent y apparaît sous son masque démoniaque, ce « diable d’Argent » que les hommes, trop curieux de fouiller la terre, ont invoqué à leur malheur. Dès lors, tout se défait : la justice vendue au plus offrant, les veuves et orphelins livrés à l’Hérode des plaideurs, l’amitié ruinée par l’avarice, la guerre entretenue par la cupidité. Poètes, juristes, courtisans, coquettes à falbala et financiers à rabais – nul n’échappe à cette grande litanie satirique.
On reconnaîtra ici, sans grands doutes, la verve d’Eustache Le Noble (1643–1711), ancien conseiller au Parlement de Metz, qui connut une vie tourmentée : emprisonné plusieurs années à la Bastille pour escroquerie, il se tourna ensuite vers l’écriture de petits dialogues satiriques qu’il fit publier à l’étranger, souvent anonymement. Pamphlétaire infatigable, il savait donner à ses textes une verve grinçante et jubilatoire. Dans Le Diable d’Argent, la formule incantatoire, le burlesque des sobriquets (Beurre-frais, les Dames Morilles, la Ville de Tintamare), les références mythologiques jetées à la diable (Icare, Ixion, Danaé) sans autre explication que leur effet comique, tout cela porte sa signature. On est loin de l’abbé Bordelon (à qui l'on aurait pu être tentés d'attribuer ce texte) et de ses digressions savantes dans Monsieur Oufle : là où Bordelon compile et moralise, Le Noble frappe, accumule, renverse. Pamphlet court, vif, presque haletant, Le Diable d’Argent n’est pas un traité mais un jet de bile, où l’auteur s’amuse à peindre l’argent en fauteur universel de désordre et de corruption.
Le texte n’échappe pas à une certaine contradiction, propre à l’époque : tout en vouant l’argent aux gémonies, l’auteur reconnaît que ce « mal nécessaire » est partout et pour tous. Le diable de métal est donc condamné, mais comme on condamne un tyran qu’on continue de servir.
On y lira, selon son humeur, une farce érudite, une satire sociale ou un petit morceau de philosophie de trottoir. Pour le bibliophile, l’ouvrage vaut par sa rareté, par son appartenance à la floraison infernale des années 1707–1708, et par cette prose si immédiatement reconnaissable d’Eustache Le Noble.
Qu’on le rencontre relié à la suite de quelque autre diablerie – comme ici au Diable boiteux et à ses entretiens avec le Diable borgne – ou, ce qui doit être aujourd’hui très rare, conservé seul dans son humble brochure, Le Diable d’Argent mérite assurément la curiosité des amateurs : il est de ces petits textes rares, oubliés des catalogues, qu’on découvre avec un sourire en coin, et qu’on referme en se disant qu’au fond, le diable n’a pas changé de visage. Il serait d’ailleurs fort intéressant de rechercher d’autres pamphlets de la même époque qui dénoncent à leur manière ce « Diable d’Argent », pour mieux comprendre l’ampleur et la diversité de cette veine satirique.
Et vous, chers lecteurs, avez-vous déjà croisé ce petit pamphlet singulier ? L’avez-vous rencontré dans vos rayons, ou même possédez-vous un exemplaire isolé ? Tout détail, tout indice, tout témoignage sera reçu avec reconnaissance : partagez vos trouvailles, elles feront la joie des bibliophiles curieux que nous sommes.
Voici le texte intégral avec l'orthographe modernisée ainsi que quelques notes pour la compréhension du texte.

LE DIABLE D’ARGENT.
Par M. D. L.
1708.
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LE DIABLE D’ARGENT.
Tout le monde sait, ou doit savoir que l’Argent est un corps sans âme, & que rien n’est plus animé que lui. D’où vient qu’on lui donne des ailes & le nom de Diable d’Argent : C’est, à mon avis, avec la permission de Messieurs les Harpagons¹, qu’il est le Dieu des Voleurs, & que Mercure² n’en est que le receleur. Ces tyrans des bourses ont-ils été de tous temps ? Non sans doute, les premiers hommes, à ce qu’on dit, vivaient innocemment, sans le connaître, & s’en tenaient à ce que la Nature leur donnait gratis, jusqu’au malheureux jour qu’ils s’avisèrent de fouiller jusqu’au centre de la Terre pour y chercher de nouveaux Trésors. Ces insatiables Furets³, charmés du vif éclat de son métal, en devinrent si aveuglés, qu’ils perdirent de vue en peu de temps la délicieuse tranquillité dont ils jouissaient, pour adorer l’auteur de leur malheur. La Nature, indignée de leur téméraire curiosité, s’en plaignit au Soleil, & ce Dieu à son Père⁴, qui les châtia plus sévèrement qu’il ne fit les Titans⁵ par une longue suite de tourments, qui ne finiront que par l’éclipse éternelle du flambeau du monde.
Sa figure ronde fit connaître qu’il en serait le maître. Sa nourrice surnommée l’Intéressée⁶, était née en Barbarie, au Canton des Avares, & dans la Ville Capitale de Rabais⁷, où les honnêtes gens sont traités de Turcs & Maures. Ce Souverain des passions démoniaques fut élevé par des boutades de la bizarre Fortune.
N’est-ce pas lui qui fait par son alliage tant de hautes & basses alliances ? N’est-ce pas lui comme dès lors, qui fait tant d’accords discordants dans la vie civile, & tant d’insolents nouveaux-nés ? N’est-ce pas lui qui entretient à ses frais & dépens les fourbes adulateurs de la ridicule & fade complaisance ? Ces Rentrayeurs⁸ du faux mérite, ces Marchands d’Oripeau⁹ ne trouvent-ils pas leur besogne plus qu’à moitié faite dans les esprits vains & présomptueux de l’amour-propre & de la présomption ? Ces gobeurs de louanges ne se baignent-ils pas à nage-petaud¹⁰ dans l’eau trouble de la flatterie plutôt que de laver leurs défauts dans celle d’une louable & sage correction ?
Où sont ceux qui se corrigent, dès qu’ils sont possédés du Diable d’Argent ? N’est-ce pas lui qui sert d’allumette pour enflammer les tisons de l’ardente avarice, qui fomente la discorde & la haine irréconciliable entre les parents & les amis, qui détruit l’amitié & l’estime jusqu’aux fondements ? N’est-ce pas lui qui chasse, pousse, cogne & recogne les clous dorés de la fortune avec le marteau du hasard ? N’est-ce pas lui qui culbute la gloire, l’honneur, & l’ambition des Icares & des Ixions¹¹, & qui donne de la fermeté à la généreuse constance ? N’est-ce pas lui qui fait babiller les Sansonnets¹² emmitouflés de Papinien, de Cujas, & de Bartole¹³ ?
N’est-ce pas lui qui dépouille la divine Thémis¹⁴ de ses plus beaux ornements, qui viole ses plus saintes lois, & qui la force de pendre son glaive & ses balances au croc de l’impure chicane, & de vendre son lit de Justice à l’encan d’un scélérat plaideur au plus offrant & dernier enchérisseur, malgré les larmes & les soupirs d’une pauvre veuve désolée, & les cris lamentables des innocents orphelins, dont il devient l’Hérode¹⁵ ?
N’est-ce pas lui qui est l’Agent-de-change pour les billets doux négociés en billets de monnaie, au grand déplaisir des Belles, du Falbala¹⁶, & de la Pretintaillle¹⁷, qui ne peuvent plus chanter : Argent comptant porte médecine ; & qui met aujourd’hui la galanterie à la Dame égarée, & les amants les plus échauffés, transis de froid par son absence, à l’Hôpital des Morfondus¹⁸ ?
N’est-ce pas lui qui est le Trésorier des Savants & du bel Esprit de commande, & le Piqueur¹⁹ des Ouvriers du Parnasse²⁰ ? N’est-ce pas lui qui ouvre & resserre la griffe d’un Tartufe Cormoran²¹ ? N’est-ce pas lui, qui sans l’aide des Baguettes magiques de Circé & d’Urgande²², élève des Palais enchantés, pour loger des zéros, pendant que les Héros sont logés sous des baraques ? N’est-ce pas lui qui fait presto²³ allègrement des Marquis de Mascarille²⁴, des Pourceaugnacs²⁵, des Vicomtes de Jodelet²⁶, d’Artichaud²⁷, & de Beurre-frais²⁸, des Seigneurs Champignons, & des Dames Morilles²⁹ ? N’est-ce pas lui qui tient boutique ouverte de masques de tous caractères & d’habits, pour se déguiser en dedans comme en dehors pour les Sibilotins³⁰, Simulacres, Pagodes, & des Visages circonflexement composés sous le chapeau de l’hypocrisie, chez Maître Gonin³¹ son Facteur ?
N’est-il pas le Forgeron des bons & des méchants, le creuset de la fourberie & l’alambic de la vertu ? N’est-il pas un Ange dans le cœur généreux d’un homme humain, un démon dans celui d’un barbare, cruel sans pitié ? Ne voit-on pas ces Commis galopins³² frauder les droits du Soleil, qui les éclaire, pour obscurcir les Astres brillants, qui sont attachés à sa gloire ? N’est-ce pas lui qui du ventre infâme de l’avarice nous fait naître des rejetons qui lui ressemblent ? N’est-ce pas lui qui se vante d’être le nerf de la guerre, qui compte pour rien sans son secours le génie des grands Hommes, & l’intrépide valeur des Soldats ? N’est-ce pas lui qui se dit être le fanal de la Fortune, & le pivot sur lequel tourne sa roue, qui abaisse la superbe des Grands, & l’orgueil des Petits fortunés par caprice ?
N’est-il pas le mouvement perpétuel sur la terre, par qui tout se remue, se tracasse, s’inquiète, se perd, & se sauve ? N’est-ce pas lui qui fait tant de Danaés³³ par sa pluie d’or ? N’est-ce pas lui qui par son métal d’argent fait d’une Diane une Vénus³⁴ ? N’est-ce pas lui qui fait brimballer à grand bruit, pour plaire à l’orgueil ? N’est-ce pas lui qui fait rouler jour & nuit les tonnerres de la vanité pour écraser les innocents mondains de la grande Ville de Tintamare³⁵, & crier sans cesse, Gare, aux pauvres Piétons ? N’est-ce pas lui qui brouille, renverse, culbute la raison, le bon sens des Ivrognes, qui se déchirent en sortant de l’abreuvoir comme les monstres d’Afrique ? N’est-ce pas lui qui paye les parties des adroits joueurs de paume³⁶ de la Fortune, après avoir plotté³⁷ les pauvres humains dans les filets de l’indigence, sans marqueurs³⁸, ni marquer les chasses³⁹ ?
N’est-ce pas lui qui fait des Tireurs d’huiles per murs⁴⁰, & des Tondeurs d’œufs⁴¹ ? N’est-ce pas lui qu’on va chercher au péril de sa vie jusqu’aux Indes pour le renfermer comme un enragé dans les coffres-forts des Fesse-mathieux⁴² de l’Europe ?
Ma foi, M. le Diable d’Argent, voilà ce me semble, assez parlé de vos grandeurs & de vos bassesses. Vous eussiez beaucoup mieux fait, selon moi, de ne point sortir de chez Pluton⁴³, pour venir tourmenter les hommes ici-haut. Que je trouve ceux qui ne vous connaissent pas, heureux ! Il en est quantité qui vous méprisent, & que l’on traite d’imbéciles & de sauvages ; mais je les trouve bien sages, & moi bien fou, de vouloir décrier un mal si nécessaire que le vôtre, & dont la contagion n’est pas venue jusqu’à moi. Je ne vous donne pas le bon jour, puisque vous êtes toujours dans les ténèbres pour les gens d’honneur, & qu’il faut que je vous cherche à tâtons en Colin-maillard⁴⁴, pour vous dire, Dieu vous garde la Rose⁴⁵, ne vous moquez pas des gens.
FIN.
Notes explicatives
Harpagon : personnage avare de Molière (L’Avare).
Mercure : dieu romain du commerce et des voleurs.
Furets : ici, avides chercheurs de trésors.
Père : allusion à Jupiter (Zeus).
Titans : géants mythologiques punis par Zeus.
Intéressée : personnification de l’intérêt et de l’avidité.
Ville de Rabais : ville fictive, symbole du négoce et de l’avarice.
Rentrayeurs : parasites sociaux qui rongent ou exploitent le mérite d’autrui.
Onipeau (Marchands d’) : vendeurs de clinquant, d’apparences trompeuses.
Nage-petaud : nager de manière désordonnée, maladroite.
Icare / Ixion : figures mythologiques, punies pour orgueil et excès.
Sansonnets : oiseaux bavards ; métaphore pour les bavards prétentieux.
Papinien, Cujas, Bartole : célèbres juristes romain, humaniste et médiéval.
Thémis : déesse grecque de la Justice.
Hérode : roi biblique, auteur du massacre des Innocents.
Falbala : ornement frivole, symbole de coquetterie.
Pretintaillle : personnage burlesque de la mode frivole.
Hôpital des Morfondus : image comique de ceux que l’absence d’argent accable.
Piqueur : celui qui aiguillonne, excite.
Parnasse : montagne sacrée, symbole de la poésie et des poètes.
Tartufe Cormoran : mélange de Tartuffe (hypocrite) et du cormoran (oiseau vorace).
Circé & Urgande : magiciennes mythiques (la première antique, l’autre médiévale).
Presto : terme italien = rapidement.
Mascarille : valet rusé de Molière (L’Étourdi).
Pourceaugnac : personnage ridicule de Molière (Monsieur de Pourceaugnac).
Jodelet : personnage comique populaire au XVIIe siècle.
Artichaud : sobriquet burlesque inventé.
Beurre-frais : sobriquet burlesque inventé.
Seigneurs Champignons, Dames Morilles : satire des grands parvenus, « champignons » = qui poussent vite.
Sibilotins, Simulacres, Pagodes : noms comiques ou satiriques pour désigner masques et faux semblants.
Maître Gonin : nom proverbial de trompeur ou d’escroc.
Commis galopins : petits clercs fripons ou fraudeurs.
Danaé : princesse fécondée par Zeus sous forme de pluie d’or.
Diane / Vénus : de chaste déesse à déesse de l’amour (corruption par l’argent).
Ville de Tintamare : cité imaginaire du bruit, de l’agitation.
Joueurs de paume : jeu de balle ancien, ancêtre du tennis.
Plotté : jeté, piégé.
Marqueurs : arbitres du jeu de paume.
Chasses : points ou zones marquées au jeu de paume.
Tireurs d’huiles per murs : expression obscure, peut désigner de faux artisans ou charlatans.
Tondeurs d’œufs : expression proverbiale pour les gens excessivement minutieux ou avares.
Fesse-mathieux : usuriers, banquiers rapaces.
Pluton : dieu des Enfers.
Colin-maillard : jeu d’aveugle, ancêtre de « colin-maillard » moderne.
Dieu vous garde la Rose : formule proverbiale de politesse populaire.
Bertrand Hugonnard-Roche pour le Bibliomane Moderne,
Publié en ligne le jeudi 21 août 2025
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