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CONSEIL AUX BIBLIOPHILES par Gustave Geffroy


 Photo Bertrand Hugonnard-Roche, Librairie L'amour qui bouquine - 2020





CONSEIL AUX BIBLIOPHILES

par Gustave Geffroy


Je lis dans les journaux, pendant quelques jours de vacances passés hors Paris, qu'un congrès international de bibliothécaires et de bibliophiles a été ouvert à la Sorbonne, que la bienvenue a été souhaitée aux congressistes par M. Louis Barthou, autorisé dans ce rôle par sa belle bibliothèque dont il m'a un jour fait les honneurs, et que les travaux ont commencé par la visite aux diverses expositions du Livre ouvertes en ce moment. L'une est au pavillon de Marsan, musée des Arts décoratifs. On lui a fait un beau décor avec la tenture de l'Apocalypse, prêtée par la cathédrale d'Angers avec les manuscrits du quatorzième siècle dont les dessins ont servi de modèles à cette tenture - ce qui permet de remarquer incidemment que l'art des miniaturistes et celui des faiseurs de cartons de tapisseries sont identiques. Avis à ceux qui trouvent étranges que des "vignettistes" comme Willette et Jean Veber ont pu entreprendre et mener à bien des modèles modernes pour les Gobelins. Autrefois, on ne faisait pas de différence entre les arts, et les artistes étaient aptes pour toutes les formes d'art. Il en est encore de même aujourd'hui, mais on a le goût des catégories, des spécialités, on plante des piquets avec des écriteaux puérils portant défense d'entrer. On entre tout de même.

Revenons aux livres. Le livre moderne est exposé chez Demotte, rue de Berri, qui en a édité quelques-uns pour sa part, fort remarquables, entre autres le recueil des acquisitions du Louvre, le recueil de Degas où s'est appliqué modestement à la reproduction ce parfait artiste qu'est Henri Rivière. Une autre exposition ayant trait à la musique française est organisée au Conservatoire. Une exposition des livres et des reliures du dix-huitième siècle s'ouvre à Versailles. On peut s'en remettre du soin de commenter ces manifestations aux membres du Comité qui a comme président M. Henri Martin, bibliothécaire de l'Arsenal, et comme membres MM. Maurice Croiset, de Laborde, Couderc, et des délégués des Universités et Associations de Belgique, d'Angleterre, d'Espagne, des Etats-Unis.

Jamais le livre n'a été à pareille fête publique, et c'est fort bien ainsi, il n'y a pas trop d'honneurs et trop de propagande pour ce représentant de l'esprit humain, paré de toutes les beautés de la typographie et de l'illustration. Mais en réalité, le livre a tous les jours, à tous les instants, ses fêtes intimes, du fait de tant de bibliophiles, qui ne se réuniront pas en congrès, et qui n'iront voir les expositions actuelles que discrètement, pour voir si vraiment il n'y manque pas les pièces rares - qu'ils possèdent. Il y a, comme on le sait, au moins deux espèces de bibliophiles, ceux qui aiment les livres tout simplement pour leur contenu, pour la science ou la poésie qu'ils représentent, et ceux qui aiment les livres pour leurs particularités, beauté de format, d'impression, d'ornementation, d'images. La matière est si vaste, si variée, que chacun peut y chercher son domaine et son plaisir. L'un ne voudra que les livres du quinzième, du seizième siècle, ornés de gravures sur bois. Un autre préférera les premières éditions des classiques du dix-septième siècle. Celui-ci ne collectionnera que les plus beaux grands livres à gravures et les charmants petits livres à vignettes du dix-huitième siècle. Celui-là tient pour les romantiques. Et depuis, indistinctement, les livres modernes, réalistes, naturalistes, symbolistes, et les livres actuels, non encore classés, ont été, dans leurs premières éditions, les proies plus faciles des récents amateurs.

On pourrait subdiviser encore, sans doute, ces recherches opiniâtres des bouquins et aussi de leurs reliures, mais ce qui est à retenir, c'est la passion vraiment patiente et ardente à la fois que manifestent les chasseurs de livres. Aussitôt qu'un catalogue de librairie ancienne est publié, ceux qui l'ont reçu télégraphient, téléphonent, se précipitent, et combien d'entre eux arrivent trop tard, puisqu'il n'y a  qu'un gagnant à ces loteries organisées par les malins marchands de livres. A l'hôtel Drouot, la bataille est plus vive et les chances sont plus égales : il n'y a qu'à se munir de fortes sommes pour emporter de haute lutte les éditions rarissimes. Les chiffres de ces enchères sont publiés par les journaux, éblouissent les petits bibliophiles qui se contentent de l'exploration souvent infructueuse des boîtes des quais, mais parfois aussi imprévue en des résultats. Notre ami Octave Uzanne a maintes fois narré, dans sa revue Le Livre, et dans ses écrits d'érudit lettré, tous ces aspects de la bibliophilie et de la bibliomanie.

Il faut convenir que c'est une passion admirable qui se donne ainsi cours à travers les librairies, les salles de vente, les étalages en plein air. C'est le plus souvent une passion d'âge mûr, bien qu'il y ait des bibliophiles précoces. Quand l'homme a perdu son activité première, et qu'il n'est ni joueur, ni libertin tardif, ni trop enclin à la gastronomie, ni propriétaire terrien occupé de ses plantations, de ses élevages, de ses fermes, il se donne avec les livres une occupation de tout repos qui n'en n'est pas moins absorbante, et qui surexcite suffisamment son système nerveux et ses facultés pensantes. Il peut se réjouir de ses trouvailles pour elles-mêmes, s'il aime la moelle des livres, ce qu'ils contiennent de la substance d'un écrivain, et il peut aussi user son temps avec des questions de méthode, de classement, de tâches, qui le dispensent d'aller plus avant dans l'étude. Celui-là sait bien que les livres ont été écrits et publiés pour être lus, mais il lui suffit de les posséder, de les ranger, de les choyer, de les enfermer dans des reliures et dans des boîtes, de les contempler de temps en temps, de les caresser, de les remettre ensuite précieusement à leur place choisie, dans le meuble dont il a la clef et qu'il garde comme un trésor. Il se dit que, plus tard, il lira ces merveilles qu'il a acquises avec tant de peine. Pour le moment, il n'a pas le temps, il est trop occupé à chercher d'autres merveilles égales ou supérieures à celles qu'il possède déjà. Plus tard !... plus tard !... Ce plus tard ne vient pas toujours, et même il ne vient jamais pour le plus grand nombre. Ils s'en vont où tout le monde s'en va, où ils n'emportent pas leurs livres chéris, qui sont alors dispersés pour exciter les jalousies, les désirs de possession, les passions sans frein d'autres amateurs qui connaissaient ce dépôt splendide et qui se le disputent, se l'arrachent, pour l'emporter triomphalement dans leurs cachettes.

Bibliophiles, mes frères, n'achetons que les livres que nous avons envie de lire, et lisons-les ! Le temps s'enfuit, tout disparaît avec lui, profitons du répit qu'il nous donne, lisons nos livres !


Gustave Geffroy

in La Dépêche, Journal de la Démocratie,

Hommes et Choses, Conseil aux Bibliophiles

Publié le Jeudi 12 avril 1923

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