Paul Lacroix dit le Bibliophile Jacob (1806-1884) et l'amour des livres
[Billet publié pour la première fois le 24 octobre 2008 dans le Bibliomane moderne]
Vous vous demandiez peut-être pourquoi Paul Lacroix était surnommé le bibliophile Jacob ? Eh bien en lisant les lignes qui suivent vous comprendrez tout son amour des livres, sa vision de la bibliophilie, évidemment propre au XIXe siècle. Le Bibliophile Jacob est sans doute un de ceux qui a su le mieux parler des vieux livres. Le texte qui suit est l’introduction au catalogue de livres anciens et modernes rares et curieux de la librairie Auguste Fontaine pour les années 1878-1879.
Je vous laisse apprécier : " Depuis que M. A. Fontaine a pris l'habitude d'offrir, chaque année, aux bibliophiles un ample et plantureux Catalogue des beaux livres qu'il a rassemblés, à leur intention, dans sa librairie si connue et si appréciée des amateurs, c'a été pour moi un véritable plaisir et une sorte d'honneur, dont je m'efforce d'être digne, que d'avoir toujours reçu communication des bonnes feuilles de ces Catalogues, qu'on attend avec une fiévreuse impatience pendant des mois entiers et qu'on se dispute à l'envi dès qu'ils paraissent pour la plus grande joie des bibliophiles. Le plaisir extrême que j'éprouve à lire ces Catalogues, à les juger, à les annoter avant tout le monde, est, pour ainsi dire, platonique et désintéressé, car, si j'aime à la folie les beaux livres, si je les admire, si je les respecte plus que personne, je ne les achète pas, je ne les possède jamais, à moins que ce ne soit les posséder en idée que savoir ce qu'ils valent bibliographiquement, et partager ainsi jusqu'à un certain point les jouissances de bibliophiles qui possèdent en réalité. J'ai pu, en parcourant le nouveau Catalogue que M. A. Fontaine va mettre au jour, me figurer que tous les trésors qu'il contient, toutes les merveilles qu'il décrit, étaient bien à moi durant vingt-quatre heures, puisque j'avais le bonheur d'être le premier et le seul bibliophile qui eût le privilège de les voir, dans leur ensemble incomparable, par les yeux de l'esprit et de la mémoire. N'est-ce pas surtout des livres précieux qu'on peut dire, avec les Bohémiens de Béranger : VOIR, C'EST AVOIR? J'ai donc vu et bien vu tout ce qu'il y a dans le dernier Catalogue de M. A. Fontaine, et. sans m'arrêter avec stupeur devant des prix formidables qui auraient fait reculer les plus ardents, les plus généreux bibliophiles du siècle passé, je me sens suffisamment préparé à parler des beaux livres que je viens de passer en revue, en parcourant les 1.629 articles qui composent ce catalogue extraordinaire et qui ne représentent pas moins de 800,000 fr. 0 ma chère et glorieuse Bibliothèque de l'Arsenal, à combien de millions devrait-on estimer, non pas les 330,000 volumes que tu renfermes, mais seulement les 80,000 volumes que j'avais choisis moi-même, propria manu, pour les cacher dans les souterrains du vieux palais des grands-maîtres de l'Artillerie de France ; pour les sauver, à la veille du siège de Paris, en les mettant autant que possible à l'abri des obus et des boulets de l'armée prussienne ! Et vous aussi, mon cher Monsieur A. Fontaine, à la même époque sinistre, vous aviez enfoui dans votre cave la meilleure partie des livres de votre librairie : il y en avait la pour un petit million, et, depuis neuf années, ces livres que les bombes ont épargnés, Dieu merci ! Et qui n'ont pas même eu à souffrir de l'humidité de leur cachette, vaudraient six fois, dix fois peut-être, ce qu'ils valaient alors. Il nous faut reconnaître, en conscience, que la République a fait hausser considérablement le prix des livres, en augmentant sans cesse le nombre des bibliophiles. 0 fortunati nimium sua si bona norint ! Je ne résiste pas à la démangeaison de m'occuper un peu des bibliophiles, avant de parler des beaux livres de M. A. Fontaine. C'est un sujet que j'ai à cœur et que je n'aborde jamais sans une profonde émotion de sympathie. J'aime bien les livres, on le sait, mais j'aime paternellement (c'est un vieillard qui s'adresse aux jeunes) les bibliophiles, parce qu'ils aiment aussi les livres et qu'ils les font aimer. Nous sommes tous, à différents degrés et sous diverses influences, les sincères et fidèles adorateurs de cette grande Divinité, qui se revêt d'une forme matérielle multiple et qui se montre à nous, avec tant d'aspects charmants, pour nous séduire, pour nous enchanter, pour nous ravir ; cette Divinité, c'est le LIVRE, qui a été si dignement célébré par Jules Janin. Heureux celui qui croit en elle, qui lui rend un culte idolâtre, au risque même de devenir un peu égoïste et matérialiste avec elle ! Les bibliophiles de notre temps sont ce que notre temps les a faits, plus difficiles, plus exclusifs, plus fougueux, plus passionnés que leurs prédécesseurs. Ils sont aussi, ce me semble, meilleurs juges et plus fins connaisseurs, avec moins de fracas et moins d'ostentation. Je n'ai pas connu Naigeon, ni Marie-Joseph Chénier, ni Firmin-Didot père, ni de Cotte, ni Renouard ; mais j'ai connu et fréquenté Bérard, Aimé-Martin, Charles Nodier, Guilbert de Pixerécourt, Motteley, et bien d'autres. Il m'est permis de faire une comparaison qui sera tout à l'avantage des bibliophiles actuels, que je m'interdis de nommer en les louant de la sorte. Je n'aurais, pour établir cette comparaison sur pièces probantes, qu'à mettre en regard des collections qu'ils ont déjà faites ou qu'ils sont en train de former, les bibliothèques, beaucoup plus nombreuses, il est vrai, et par conséquent moins choisies, qu'on peut visiter à loisir dans les anciens catalogues imprimés et dont je me souviens avoir feuilleté sur place bien des volumes, qu'on daignerait à peine maintenant honorer d'un regard. Qu'est-ce qui se contenterait aujourd'hui, par exemple, des reliures de Biziaux, de Chameau, de Bozérian, de Bradel, de Thompson, et même de Thouvenin ? Qu'est-ce qui serait fier de les avoir dans ses armoires et de les montrer à tout venant comme des modèles achevés de l'art du relieur? Dieu me garde de blâmer nos bibliophiles contemporains d'avoir à l'envi porté la valeur des beaux livres à des prix qui semblent excessifs et qui ne doivent pourtant étonner ou indigner qu'un ignorant. Ils sont, à cet égard, bien avertis, bien renseignés, et ce n'est pas à la légère qu'ils se décident à payer ces prix énormes qu'on verra peut-être grossir encore. Il n'existe, en effet, qu'un nombre restreint de livres dignes d'être achetés, pour ainsi dire, à folle enchère, et ce nombre ne saurait s'accroître, s'il ne diminue pas d'une manière sensible, tandis que les bibliophiles sont de jour en jour plus nombreux, plus compétents et, ce qui n'est pas à dédaigner, plus riches, attendu que le niveau des grandes fortunes ne cesse de s'élever progressivement. Les bibliophiles de nos jours ne sont pas obligés de compter avec leur bourse et de se priver de tout pour acquérir un volume, comme jadis Guillaume Colletet ou l'abbé Balesdens, qui avaient au plus haut degré l'amour et la connaissance des beaux livres. Ceux qui ont la faveur ou le privilège d'obtenir de M. Trautz-Bauzonnet, le grand maître de la reliure moderne, qu'il consente à relier pour eux de préférence à tous autres, ne ressemblent guère au pauvre Puget de la Serre et au bonhomme Rangouze, qui escomptaient d'avance la munificence de leurs Mécènes ordinaires, pour faire relier magnifiquement, par Le Gascon et ses émules en petits fers, de fastidieux ouvrages à dédicace. On en est venu enfin à l'âge d'or des bibliophiles, et j'aime trop les livres pour ne pas m'en réjouir. Rendons hommage au progrès des esprits et des idées. Est-il aujourd'hui un triple sot qui oserait écrire ce qu'écrivait en l'an VI Sébastien Mercier, auteur du Tableau de Paris et membre de l'Institut national ? « Les livres sont des amis qu'il faut pouvoir traiter familièrement. J'aime la lecture, et la reliure est sa plus cruelle ennemie. S'il y a une profession inutile, c'est celle des relieurs : elle ajoute à. la cherté des livres et nuit a leur usage. » Cet odieux révolutionnaire de Mercier se vantait de n'avoir chez lui que des brochures ou des bouquins déreliés, dont il avait cassé le dos, pour les lire plus facilement ! Tout vrai bibliophile frémira, en pensant aux massacres que de pareilles brutes lettrées ont exécutés bêtement et méchamment, dans un temps de désordre social, où les plus beaux livres du monde étaient mis hors la loi et livrés sans défense à la stupide férocité des bourreaux de reliures. Ne croirait-on pas que cette époque désastreuse, qui est pourtant si rapprochée de nous, voulait faire concurrence à la sauvagerie des Turcs, qui, à la prise de Bude, saccagèrent la fameuse bibliothèque du roi de Hongrie, Mathias Corvin, en déchirant les feuillets des manuscrits sur vélin pour en garnir leurs houseaux, en arrachant les velours et les draps d'or des reliures pour en couvrir la selle de leurs chevaux ? Ce sont là des souvenirs douloureux pour les bibliophiles de tous les temps et de tous les pays ; mais, nous autres bibliophiles français, n'avons-nous pas des souvenirs plus récents et plus douloureux encore, en nous rappelant que les incendies de la Commune de Paris ont anéanti huit ou dix bibliothèques publiques appartenant à l'État, et avec elles le célèbre livre d'Heures de Juvénal des Ursins ? Si les bibliophiles voulaient adopter une devise unique et collective, je leur conseillerais de prendre celle d'Etienne Tabourot : A tous accords, ou celle que notre bon La Fontaine s'était donnée : Diversité, c'est ma devise. On pourrait encore appliquer aux bibliophiles ce vieil adage latin : Tot libri, tot sensus. Ils diffèrent les uns des autres, en effet, par la diversité de leurs goûts, et ils s'accordent entre eux par l'objet unique de leur sympathie ou de leur passion, qui est LE LIVRE, avec toutes ses innombrables variétés. Il y a, dans l'amour des livres, le même caprice, la même folie (disent les anti-bibliophiles), que dans l'amour des femmes. Folie ou caprice, n'est-ce pas là un plaisir multiple, un bonheur toujours renaissant et perpétuel? Voilà bien l'occasion de citer ici, comme digression naturelle, quelques réminiscences d'un entretien qui s'est tenu devant moi dans un des déjeuners du dimanche que Guilbert de Pixerécourt offrait aux bibliophiles, ses rivaux et ses amis. « Les femmes ne sont pas, ne peuvent être bibliophiles ! disait avec conviction le marquis de Chateaugiron. — Taisez-vous, Chateaugiron ! reprit brutalement Pixerécourt. Quand on aime les livres, on doit aimer les femmes. — Hélas ! Murmura naïvement Villenave, l'élégant traducteur des Métamorphoses d'Ovide, moi, je n'aime plus que les livres ! — On aime les femmes plus tôt que les livres, dit Charles Nodier, mais en revanche on aime les livres plus longtemps que les femmes. — Parbleu ! s'écria Pixerécourt (qui avait alors plus de soixante ans), comment se consolerait-on de ne plus aimer les femmes, si l'on n'avait pas les livres ? — A votre avis, repris-je en osant faire tête au fougueux Corneille des Boulevards, il faudrait avoir vécu un demi-siècle, pour aimer les livres ? Je crois que cet amour-là est de tout âge et n'empêche pas l'autre ; au contraire. — Jeune homme ! Se récria Pixerécourt, vous n'avez pas voix au chapitre : vous aimez tous les livres, et nous n'aimons, nous, que les beaux livres, les livres rares et les bonnes reliures. On devient plus difficile en vieillissant et l'on mesure le plaisir à ses forces. — Je me suis demandé souvent, dit alors le plus poli et le plus aimable des bibliophiles, le marquis de Ganay, combien de volumes un bibliophile raffiné et délicat pouvait aimer à la fois ! » II y eut un éclat de rire général, auquel le marquis s'associa de bon cœur, en nous racontant que quant à lui un seul livre, mais le plus beau, le plus extraordinaire, le plus introuvable, suffisait, pour un temps, à sa passion, et là-dessus il sortit de sa poche un volume de poésie italienne (je ne me rappelle plus lequel), à la reliure de Tomaso Maioli, le Grolier de l'Italie : « Voici, continua-t-il, l'objet spécial de mon amour actuel ; je l'ai trouvé à Florence, l'été dernier, et depuis lors il ne m'a pas quitté un moment. Le jour, je le porte sur ma poitrine, dans cette poche que j'appellerai la poche du cœur ; je l'en tire sans cesse pour le regarder, pour l'admirer, et vous avouerez qu'il mérite bien mon admiration. Je m'arrête souvent en pleine rue, afin de m'assurer qu'il est toujours là, ce cher livre, à la place que je lui ai donnée, à l'exclusion de tout autre. La nuit, il reste encore avec moi, près de moi, sous mon oreiller ; je ne m'endors pas, sans l'avoir couvé des yeux, et si je m'éveille, ma première pensée est pour mon volume, que je caresse, pour ainsi dire, en le touchant avec délices. — C'est bien là de l'amour et du meilleur, objecta Nodier ; mais cet amour-là est-il constant ? Est-il éternel ? — Mon cher Nodier, répliqua le marquis, vous êtes, vous, un volage, un libertin en fait de livres : vous avez changé trois ou quatre fois de bibliothèque. — C'est vrai, interrompit Nodier, j'ai vendu plusieurs fois les collections que j'avais formées avec tant de peine ; je les ai vendues, malgré moi, bien malgré moi, je vous assure ; mais j'aime encore les livres qui composaient mes collections favorites, puisque je me les rappelle tous, puisque je les regrette, hélas ! — Et moi, dit le marquis de Ganay, quand je cesse d'aimer un livre, je le fais entrer dans les rangs de ma bibliothèque et je l'oublie, pour en chercher un autre qui me plaise davantage et m'inspire un nouvel amour. Tenez, Nodier, il ne se passera guère de temps, ce me semble, avant que je me refroidisse pour mon Maioli, et je le changerai, si vous voulez, contre votre Cancionero général de 1537, ou bien contre votre exemplaire des Œuvres de Louise Labé, lequel n'est pourtant que de la seconde édition, mais dont Thouvenin a fait un véritable bijou. » Thouvenin est mort, et sa réputation n'a pas survécu à Charles Nodier qui l'avait inventée ; tous ces bibliophiles, qui déjeunaient le dimanche chez Pixerécourt en parlant de livres et de reliures, ne vivent plus que dans le souvenir de quelques rares représentants de la bibliophilie de 1830. Je suis forcé d'avouer que, sauf deux ou trois exceptions, ils n'étaient pas à la hauteur des bibliophiles d'aujourd'hui, et que leurs collections de livres reliés par Koehler, Vogel, Thompson, Thouvenin, etc., ont été bien inférieures à celles qui se sont faites depuis ou qui sont en voie de formation. Est-il un des anciens membres de la Société des Bibliophiles français, qui ait possédé, comme un des rois de la bibliophilie contemporaine, CENT VOLUMES AYANT COÛTÉ UN MILLION et valant peut-être davantage ? Sans doute les beaux livres ne se vendaient pas alors ce qu'ils se vendent à présent, car il ne faut pas oublier que la vente de la bibliothèque de Pixerécourt n'a produit que 64,000 fr. ; la vente de la dernière bibliothèque de Charles Nodier, 60,000 fr. ; les ventes successives de la prodigieuse bibliothèque dramatique de Soleinne, 140,000 fr., tandis que les bibliothèques de M. Double et de M. le baron Pichon ont atteint, chacune, le chiffre de 400,000 fr., qui serait bien dépassé à cette heure ; tandis que les ventes de Yéméniz, Lebeuf de Montgermont, Emmanuel Martin, Benzon, Turner, etc., ont quintuplé la valeur des beaux livres ; tandis que la première vente de l'immense bibliothèque d'Ambroise Firmin-Didot vient de réaliser, avec quelques centaines d'articles hors ligne, la somme de 940,000 fr., qui annonce deux ou trois millions pour la totalité de cette vente mémorable. Nous sommes loin de compte avec la bibliothèque du duc de La Vallière, dont les 5,668 articles ne produisirent que 464,677 livres en 1783. Les bibliothèques, il faut le répéter, ne se ressemblent pas plus entre elles que les bibliophiles entre eux. Chaque catalogue de bibliothèque ou plutôt de collection, qu'on met en vente avec plus ou moins d'empressement de la part des amateurs et des libraires, accuse cette divergence complète et permanente dans les goûts bibliophiliques, qui ne sont pas exempts des influences de la mode. Ainsi, comme je l'ai déjà dit à regret et presque avec colère, il n'y a plus, il n'y aura plus de véritables bibliothèques chez les particuliers : les grands amas de livres effrayent, gênent et n'ont pas de place réservée dans l'hôtel le plus vaste et le mieux aménagé ! On les juge, d'ailleurs, inutiles autant qu'incommodes, et on ne leur permet de s'accroître et de se déployer que sous la poussière des établissements publics. Enfin, proclamons-le hautement, nous ne pouvons citer, en France, que deux bibliophiles qui aient conservé la tradition des grandes bibliothèques et qui ne leur mesurent ni l'espace, ni la dépense, ni les recherches, ni la curiosité, sans leur sacrifier toutefois la passion des beaux livres. Ces deux bibliophiles, nommons-les, puisque quiconque s'occupe de livres rares et de belles reliures les nommerait aussitôt, d'après le simple signalement de possesseur d'une grande bibliothèque ; ce sont Mgr le duc d'Aumale et M. le baron James de Rothschild. Le premier, il est vrai, n'a pas transporté à Paris même la magnifique bibliothèque qu'il avait réunie en Angleterre, au château de Twickenham, et qu'il n'a cessé d'enrichir et d'augmenter depuis avec le même zèle bibliographique : cette bibliothèque est déjà, dit-on, installée dans le château neuf de Chantilly que S. A. R. a fait rebâtir exprès pour y placer ses livres, ses tableaux et ses collections d'art. Quant au second bibliophile, créateur d'une grande bibliothèque, il fait bâtir aussi pour elle et il lui consacre exclusivement une splendide construction, qui devra renfermer 100,000 volumes et davantage, tous choisis de main de maître et dignes de prendre place dans ce musée de livres, où sera déposée, comme une arche sainte, la petite armoire de Boule contenant les CENT VOLUMES qui ont coûté UN MILLION. Certes, les bibliophiles s'inclineront avec respect devant cette noble et généreuse passion des livres, mais il en est bien peu qui se hasarderont à suivre, même de loin, un si glorieux exemple. En dehors de ces deux grandes bibliothèques, après lesquelles on peut citer encore avec confiance celle du savant président de la Société des bibliophiles français, il n'y a donc, chez tous nos bibliophiles, que des armoires de livres, des collections admirables, il est vrai, exquises, précieuses à tous égards, mais dont le nombre des volumes ne s'élève pas, en général, au-delà de 2 à 300, et dont la valeur totale représente une somme très-respectable. Ainsi, je possède un tout petit Catalogue anonyme, tiré à 22 exemplaires et intitulé : Mes livres, 1864-1874, et je ne commettrai une indiscrétion, en rappelant que les 153 articles qui forment l'ensemble de cette jolie collection, rassemblée dans l'espace de dix ans par un bibliophile di primo cartello, ont été cédés à l'amiable au prix de 140 ou 150,000 fr. Je connais d'autres collections du même genre, qui ne sont pas plus nombreuses et qui se vendraient davantage, aujourd'hui que les bibliophiles ne reculent pas devant l'acquisition d'un seul volume coté 15,000 fr. Pour expliquer, pour justifier ces prix considérables (abusifs, aux yeux des profanes), il faut dire que les volumes qui ont cette valeur énorme sont des raretés insignes ou des merveilles de reliure ancienne, qu'on a le droit d'appeler historique ; il faut dire que la plupart de ces merveilles et de ces raretés ont une sorte de notoriété acquise, reconnue parmi les bibliophiles : il faut dire surtout qu'on ne doit guère craindre ou espérer que la catégorie, très-restreinte et presque fixe, de ces livres uniques, exceptionnels, incomparables, vienne à s'augmenter tout à coup, par le fait d'une découverte imprévue, malgré les recherches incessantes et infatigables des libraires et des amateurs. On signale cependant , dans ces dernières années , quelques trouvailles extraordinaires, qui peuvent encourager les chercheurs, en leur prouvant qu'en affaire de bibliophilie, on ne doit désespérer de rien, et que le phénix, en fait de livres, est toujours à trouver. Est-ce qu'un de nos libraires les plus ardents à la chasse des livres curieux n'a pas mis la rnain, récemment, sur une édition ( partielle ?) absolument inconnue, du Quart livre des Faictz et Dictz héroïques du noble Pantagruel, édition datée de 1547, et par conséquent antérieure à celle de Lyon, 1548, qu'on regardait comme la première ? Est-ce qu'un de nos plus chers amis n'a pas découvert, voilà trois mois à peine, le livre de prières de la marquise de Rambouillet ? Et quel livre de prières ! Un manuscrit sur vélin, de la main de Jarry, contenant un portrait de Julie d'Angennes, dessiné à la plume et au pointillé, avec une reliure du Gascon en maroquin rouge semé du monogramme de Mme de Rambouillet. Comment notre ami a-t-il découvert ce trésor? Par intuition, par divination, par prescience de bibliophile. Il apprend que ce manuscrit, dont personne ne soupçonnait l'intérêt, la provenance et la valeur, est déposé chez un libraire de province, pour être vendu à un prix minime ; à la seule description du volume, description aussi vague qu'imparfaite, il croit reconnaître le monogramme qui lui indique l'origine du manuscrit; il écrit lettre sur lettre, mais sans résultat : le manuscrit est retourné, faute d'acquéreur, chez son propriétaire, qui l'avait mis en montre chez un libraire. Un bibliophile ne se déconcerte pas pour une difficulté de plus : mon ami prend le chemin de fer, fait 160 lieues en ne rêvant qu'au bienheureux volume, se rend directement chez l'insouciant possesseur de ce volume, qu'il a la joie de feuilleter et d'examiner avec émotion : il ne le lâchera plus, il l'achète sans marchander, et, son livre en poche, il retourne triomphant à Paris. Veni, vidi, vici. C'est le procédé de Jules César, appliqué à la conquête des livres. Je ne vous dirai pas ce que vaudrait le livre de prières de la marquise de Rambouillet, s'il était à vendre, mais mon ami, le plus expert et le plus passionné des bibliophiles, ne le vendra jamais, lui offrirait-on en échange 25,000 billets de la loterie de l'Exposition. Il se contente d'avoir gagné le gros lot à la loterie de la découverte des beaux livres. Je ne parlerai pas d'une découverte que j'ai faite moi-même, en 1864, à Paris, dans les boites d'un bouquiniste du quai Saint-Michel, qui me vendit 2 francs un exemplaire immaculé de la première édition du Tartuffe, revêtu de sa reliure primitive en veau brun aux armes de Louis XIV. J'ai déjà signalé cette découverte, en insistant sur l'importance de la reliure aux armes du roi, mais je n'ai pas dit qu'en faisant cadeau de ce précieux exemplaire à mon honorable ami Ambroise Firmin-Didot, je lui avais imposé la condition de ne pas enlever cette reliure, qui prouvait que Molière n'eut pas à rougir, devant Louis XIV, d'avoir fait jouer et imprimer la comédie de l'Imposteur. Hélas ! Le bibliothécaire de Firmin-Didot, ignorant la promesse formelle que j'avais exigée du donataire, n'eut garde de respecter une reliure en veau brun que les armes de Louis XIV pouvaient seules protéger, et il s'empressa de mettre à la place une bonne reliure en maroquin doré à petits fers, ce qui n'empêcha pourtant pas les enchères de monter à 1,850 fr., quand le pauvre exemplaire déroyalisé fut mis sur table, à la vente de l'illustre bibliophile, que nous regretterons longtemps. On me permettra d'enregistrer ici une autre anecdote, qui est de nature à démontrer qu'il reste encore des livres rares et précieux à découvrir, même au fond de la Hongrie. En 1867, un riche comte polonais, L. de R., à qui j'avais eu le plaisir de rendre un notable service, revint d'un long voyage et fut invité à dîner avec moi chez ma belle-sœur, sa parente. « Tenez, cher bibliophile, me dit-il en me présentant un petit volume in-folio, couvert en vieux parchemin. Que pensez-vous de ce livre ? » Je crus que c'était un présent qu'il avait l'intention de me faire et que ce livre provenait de la bibliothèque d'un de ses châteaux en Gallicie. J'ouvris le volume avec anxiété et fus agréablement surpris de reconnaître la première édition rarissime de la Vénerie de Jacques du Fouilloux, imprimée à Poitiers, en 1560, chez les Marnef et Bouchetz frères. « Eh bien ! reprit mon comte polonais en interprétant mon silence, ça ne vaut pas grand'chose ? — Au contraire, répondis-je, c'est un livre fort rare, et l'exemplaire est superbe. — Je l'ai acheté trente sous, repartit le comte, en passant sur la grande place de Bude, où il était exposé avec de vieilles pipes, par un soleil caniculaire. Et ce bouquin, dites-vous, peut valoir une cinquantaine de francs ? — Oh! Il en vaut bien deux cents et davantage ! » répliquai-je, toujours convaincu que le volume était pour moi. Mais l'heureux trouveur projetait de donner une autre destination à sa trouvaille. Il me reprit des mains son volume et le déposa dans un coin du salon. Le lendemain, je racontai l'aventure à un ami, en riant. « Je suis vraiment contrarié, lui dis-je, que cet original ne m'ait laissé son bouquin acheté trente sous à Bude. Je vous en aurais fait cadeau de grand cœur. — On ne fait pas de ces cadeaux-là quand on est bibliophile comme vous et moi, repartit mon ami. Je brûle d’envie de posséder votre Du Fouilloux, car je n'ai pas cette première édition. Je vous prie de voir le comte de R. et de lui proposer de me vendre son volume... — Vous ne savez pas qu'il a 4 ou 500,000 livres de rente? — A plus forte raison ; il sera charmé de vendre 2 ou 300 fr. ce qu'il a payé trente sous. » L'observation était assez fine pour me donner à réfléchir. J'écrivis donc au comte de R. et je lui demandai de me faire l'abandon de la Vénerie de Du Fouilloux, quoique je ne fusse pas le moins du monde chasseur. « C'est un caprice de bibliophile, lui disais-je, et vous me ferez un immense plaisir, qui ne vous aura coûté que trente sous. » Le féroce Polonais me répondit très-froidement qu'il avait disposé du livre pour une bonne œuvre, et que ce livre avait été envoyé au curé de la Madeleine, M. Deguerry, pour être vendu au profit des pauvres de la paroisse. J'allai, tout confus, avouer ma déconvenue à mon ami, et je l'invitai, malgré sa répugnance, à traiter une vente à l'amiable avec M. l'abbé Deguerry, qu'il connaissait. Il se rend donc à la Madeleine et se présente chez le bon curé : « Ah ! C'est vous, monsieur le baron ! lui dit M. Deguerry. Qu'est-ce qui me procure l'honneur de vous voir ? — J'ai presque honte de vous le dire, monsieur le curé, répondit mon ami : je viens pour ce livre... la Vénerie de Jacques du Fouilloux... — Qu'est-ce que c'est que ça ? dit le curé avec vivacité. Quel livre ? Quel est ce Jacques du Fouilloux? — Un livre que vous a remis M. le comte de R., pour que le prix de la vente soit distribué aux pauvres... — Oui, oui, c'est un fou de Polonais, qui m'a envoyé un sale bouquin ! disait M. Deguerry, moitié riant, moitié colère. Me prend-il pour un libraire, ce fou de Polonais? Et vous désirez ce livre, monsieur le baron ? Emportez-le, je vous le donne de grand cœur ; vous mettrez ce que vous voudrez dans le tronc des pauvres. — Mais, monsieur le curé, c'est un livre rare, qui a de la valeur... — Ce sale et vilain bouquin ? Vous autres bibliophiles, vous êtes aussi un peu fous, comme mon Polonais qui veut que je fasse le métier de libraire ! » On eut bien de la peine à retrouver le Du Fouilloux dans une armoire de la sacristie, et mon ami, après avoir remis son offrande dans la main du curé qui répétait: « C'est trop, c'est beaucoup trop pour un sale bouquin », s'empara du précieux volume et prit congé de M. Deguerry, en le remerciant mille fois. « Ce fou de Polonais m'a pourtant fait faire mon apprentissage de libraire ! disait gaiement le digne curé. Est-il possible qu'on trouve des personnes honorables et sensées qui paient quinze louis un si misérable livre ! » Le misérable livre, habillé de neuf et doré sur toutes les coutures par Trautz-Bauzonnet, s'est vendu 6,000 francs, à la vente de M. le baron P... Assez de digressions bibliophiliques : Claudite jamrivos, pueri. "
(la suite dans un prochain article)
Merci d'avoir eu le courage et j'espère le plaisir de lire jusqu'au bout ce long texte. Amités, Bertrand Bibliomane moderne