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Chroniques de l'arrière par Octave Uzanne. 1914-1918. Bagarres ménagères – Illusions d’optique –


Bagarres ménagères – Illusions d’optique – Lundi 22 mai 1916. (*)

La multiplicité des questions que soulève l’affreux cataclysme qui ravage l’Europe et l’Orient nous aura révélé plus clairement que jamais l’insuffisant savoir, la médiocrité des lumières, la légèreté professionnelle de certains leaders du journalisme qui revendiquent l’honneur de guider l’Opinion française. Pour la plupart, ils ne furent à la hauteur de la tâche où les plaçaient d’exceptionnels évènements. Nous avons conscience de la nécessité d’une Presse soucieuse d’enseignements pratiques, de rigoureuses clartés orthodoxes et d’une constante et impartiale équité dans ses jugements.

A vrai dire, les journaux, en un temps qui nous met en appétit boulimique d’informations, ont trop souvent contribué à fausser notre optique, à distraire notre activité polyscopique dirigée sur tous les fronts. Ils ont insuffisamment étayé de documents solides nos connaissances vacillantes, et même ils frelatèrent notre évaluation instructive des faits, déterminés ou pressentis. Quelques-uns de nos quotidiens ont conservé l’imbécile prétention de demeurer « bien Parisiens », en dépit de la tourmente. Ils cherchent à se montrer comme naguère, mondains et bien disant, légers et distingués, vaporisant l’eau de rose sur les plaies nationales et recommandant un optimisme de salon select, élégant et comme il faut, ponctué d’ironie épigrammatique pour les barbares si aveuglés sur notre subtile culture académique. Cette émanation d’un immarcescible snobisme n’est que ridicule et pitoyable. Mais, dans l’ensemble, le journalisme de Pantruche n’a guère dépouillé le vieil homme blagueur, souriant et argotique.

Les informateurs se plaisent encore aux attitudes sémillantes. Comme les joueurs de bonneteau, ils sont fiers de leur virtuosité à ne mettre en valeur que les cartes complaisantes et fallacieuses. Trop rares sont les écrivains intègres qui traitent de la situation avec une connaissance avertie de tout ce qui a pu coopérer à la formation des faits ou à l’évolution logique des évènements en cours. La subjectivité de notre esprit, notre penchant accentué pour les interprétations virtuelles ou fantaisistes des effets et des causes, notre généreux sentimentalisme nous font souvent voyager au pays d’Utopie. Il nous serait utile et précieux à rencontrer dans la Presse des moniteurs réalistes et pondérés, des guides décidés à nous soustraire à des chevauchées dont les atterrissages sont décevants.

Aujourd’hui, notre optimisme peut s’affirmer, ayant comme base solide l’admirable moral, la valeur, le mordant héroïque de nos chers enfants et leur résistance invraisemblable qui défie la foudre ininterrompue de l’écrasant matériel d’artillerie boche. Cependant, cet heureux optimisme cherche à s’évader des décisions éventuelles des champs de carnage. De complaisantes illusions d’optique, de décevants mirages, dont la cinématographie spécieuse nous est projetée par ses opérateurs de films truqués des maisons de publicité, incitent les rêveurs faciles à embarquer sur des vaisseaux fantômes, à concevoir de rapides dénouements de l’affreuse tragédie, sur d’autres terrains que ceux du front, et par d’autres raisons que la victoire indiscutable des armées alliées. Depuis l’origine du conflit, il n’est sottise dont on n’ait nourri notre public, erreurs qu’on ne lui ait prodiguées, faux calculs qui ne soient alignés pour duper ses espoirs, fantasmagories dont on ne l’ait abusé avec excès.

Quelques semaines après la mobilisation certains publicistes, diurnaires notoires, ne craignaient pas de nous annoncer le galop des cosaques à cinq jours de Berlin, et ce galop buveur d’obstacles, aussi rapide que les ondes herziennes, était aussitôt entendu, signalé par tous les maîtres de la chronique. La capitale de la Prusse, déjà prise de panique, était à la veille d’être russifiée. Vous souvenez-vous du Rouleau compresseur ? On nous exposait aussi le spectre de la famine à l’horizon germanique. Des économistes réputés dépensaient leurs meilleurs arguments statistiques pour nous assurer qu’avant six mois, huit au plus, l’Empire de Bochie serait réduit à des pitances de souris, à des miettes de peau de balle. Le public gobait, gobait avec avidité, surenchérissait ; il n’y aurait pas de campagne d’hiver 1915-1916. Tout se décollait en Allemagne ; le moral périclitait. Émettre un doute sur cette question était sacrilège. L’erreur est plus intolérante que la vérité.

Les prévisions humaines, les jugements hypothétiques, les anticipations sont d’autant plus séduisantes qu’elles sont prodigieusement illusoires. Ce sont, pour nous, des jeux passionnants qui ont toute l’incertitude et tous les appâts des parties hasardeuses. Prophétiser, ce n’est que tenter la chance d’avoir vu juste. Mais à cette roulette du futurisme, c’est presque toujours le numéro imprévu qui sort. Il n’y a point de méthode scientifique ; cependant rien ne peut empêcher les joueurs de ponter sur l’invraisemblable ou l’absurde.

Après vingt mois de crédules spéculations sur des casualités anormales, les plus myopes d’entre nous, s’attribuant des facultés visuelles de presbytes, analysent encore nos perspectives avec la prétention d’y découvrir ce qui s’y prépare, s’y ensemence et doit y être moissonné. En la matière, les plus clairvoyants seraient encore des aveugles. Ce qui a été déchaîné par le crime et exécuté par la force scélérate ne peut être réduit logiquement que par la maîtrise d’une vigueur supérieure et d’une énergie impitoyable et tenace.

Croire, comme nos folliculaires nous y invitent volontiers à la démoralisation totale de l’Allemagne, à l’efficacité absolue du blocus, à des raisons dynastiques pour la conduite de la guerre, à la famine boche, aux désordres progressant peu à peu jusqu’à une puissante révolution, supposer des divisions dans l’Empire, un retour à l’ancien état de royaumes confédérés, tout cela est tissu de billevesées.

Henri Heine, qui, à l’heure présente, aurait renié depuis longtemps ses propos anti-boches, soyons-en certains, et serait pangermaniste, à la façon de Maximilien Harden, ne parlerait plus de la Révolution allemande, qui, bien que lente à se manifester devait faire tressaillir quelque jour tous les peuples de la terre. L’auteur des Reisebilder, du moins ses origines, son caractère et sa race nous le font supposer, se serait métamorphosé en Don Quichotte des forts, aurait pris plaisir et vanité à se regarder dans le Miroir des Souabes devenu progressivement de Waterland Spiegel, où tous les brigands, selon Schiller et Bernhardi, prennent figure de héros.

Attacher de l’importance à des bagarres ménagères, prendre des cris ou des borborygmes de ventre creux pour des clameurs d’émeute, c’est, à proprement parler, une excessive perversion de l’entendement. L’Allemagne aux appétits de goinfre, accoutumée aux victuailles qui calent l’abdomen, s’achemine vers un jeûne peut-être salutaire à sa race. Mais elle n’est pas, dans sa diète, menacée de famine. Elle ne souffre que d’un ralentissement de la nutrition. Dans l’organisme d’un peuple, cela n’est pas beaucoup plus grave que dans l’économie physique de l’individu.

L’oiseau de proie ayant pour fonction de remplir démesurément son gésier clame sa surprise et sa gêne de trouver la mangeoire dépourvue du superflu habituel. Des Turcs, des Arabes, des Indous vivraient amplement avec ce qui constitue actuellement l’alimentation déficitaire des populations de Germanie. Là où la coutume est de s’empiffrer, de se gorger de cochonnailles, être réglementé semble un désastre, une iniquité sans nom.

Pour tout boche, il n’existe pas de droit de l’homme plus sacré que des droits du ventre, comportant la liberté de ses fonctions régulières. Un Germ-hun nous disait à Hambourg, une quinzaine avant la guerre : « Nous sommes presque toujours à table, à moins que nous ne nous trouvions aux cabinets. » C’est grossier et presque vrai.

Les droits du ventre, cependant susceptibles de faire naître beaucoup de mots de la faim, ne déchaîneront certes pas un bouleversement d’Empire. Les Allemands sont collectivement domestiqués, réduits à une extrême compression de discipline, à un état de ciment armé qui ne laisse place à aucune possibilité de fermentation ni au moindre ressort de déclanchement. Nul idéal d’indépendance ne guide le bétail populaire canalisé vers l’usine ou vers la caserne et la tuerie. Despotisme et absolutisme ne pèsent point à la passivité animale d’êtres ataviquement entraînés au caporalisme militaire et civil. D’ailleurs si l’Allemagne est habile à organiser le désordre dans les pays où elle a intérêt à tirer les marrons du feu, elle n’a aucun moyen d’entrevoir chez elle une sérieuse et pratique organisation révolutionnaire. Les apôtres de la force impitoyable sauraient balayer rigoureusement les voies de la révolte, n’en doutons pas. Le bloc allemand restera homogène, soumis à l’Etatisme intégral. La révolution boche est une faribole. Ce n’est que de successives ruées des champs de bataille qu’il faut attendre la suprême décision ; tout le reste n’est que leurre, mystification et sornettes.

Octave Uzanne

(*) Cet article devait être publié dans un recueil de chroniques par Octave Uzanne rédigées pour la Dépêche de Toulouse pendant les années 1914 à 1918. Témoin de l'arrière, Octave Uzanne a été envoyé spécial pour la Dépêche durant les années de guerre. Il a subi les périodes de censure, le silence forcé, puis la parole s'est libérée peu à peu. Nous avions projet de réunir une vingtaine de ces chroniques en un volume imprimé. Pour différentes raisons, cet ouvrage n'est plus d'actualité. Nous avons donc décidé de vous les livrer ici, dans les colonnes de ce blog qui regroupe désormais tout naturellement les écrits d'Octave Uzanne. Dans ces différentes chroniques que nous intitulerons "Chroniques de l'arrière par Octave Uzanne. 1914-1918." (titre que nous avions déjà choisi), vous pourrez dénicher nombre d'informations pertinentes et jugements intéressants. Nous nous abstiendrons volontairement de toute jugement ou toute annotation. Chacun y trouvera ce qu'il cherche ou veut bien y trouver. Le lecteur y découvrira le plus souvent un Octave Uzanne à mille lieues de l'Octave bibliophile ou écrivain. C'est ici un Octave Uzanne penseur, philosophe, citoyen du monde qu'il faut chercher. Nous publions ici les articles sans ordre chronologique. Nous avons conservé l'orthographe du journal ainsi que les néologismes utilisés.

Bertrand Hugonnard-Roche

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