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LE COMPOSITEUR TYPOGRAPHE par Jules Ladimir. Extrait des Français peints par eux-mêmes. Paris, 1842



GRAVURE SUR BOIS

AQUARELLÉE ET GOMMÉE À L'ÉPOQUE




LE COMPOSITEUR TYPOGRAPHE.

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Avant Guttemberg, la reproduction des œuvres littéraires se faisait, de temps immémorial, par des copistes à la main. A Rome, ces copistes étaient partagés en deux classes: ceux qui transcrivaient les livres et que l’on appelait librarii ; ceux qui, au moyen d’un système d’abréviations, recueillaient les discours, les plaidoyers, en prenant des notes: ils avaient le nom de notarii. Pendant le moyen âge, il y eut des artistes qui savaient enjoliver les manuscrits d’ornements rouges, verts, bleus, rehaussés d’or; qui non-seulement encadraient ainsi le texte avec une patience infinie, mais coloriaient encore des missels, représentant ainsi les merveilleuses histoires de la Bible; grands peintres dont le nom même est encore ignoré. On pense bien que des livres, fruits d’un labeur aussi opiniâtre, devaient être fort rares et fort chers. Aussi voyons-nous plusieurs de nos rois léguer à leur fils, comme un brillant héritage, leur bibliothèque, composée de huit à dix volumes. Enfermés ainsi que des chrysalides dans leur cellule sanctifiée par le jeûne et la prière, les copistes, ces patients et modestes travailleurs, ne révélaient leur existence que par l’œuvre d’or qui sortait de leurs mains amaigries pour passer dans les petites mains roses et potelées des gentes damoiselles et des majestueuses châtelaines. La découverte de l’imprimerie, en tuant ces humbles héros de la foi, fit éclore à leur place une race toute différente de mœurs et de caractère: c’est d’elle que nous allons nous occuper.

Il y a des ignorants qui confondent le compositeur avec l’imprimeur. Gardez-vous-en bien ! Cela est erroné et peu charitable. L’imprimeur proprement dit, le pressier, est un être brut, grossier, un ours, ainsi que le nomment les compositeurs. Entre les deux espèces, la démarcation est vive et tranchée, quoiqu’elles habitent ensemble cette sorte de ruche ou de polypier qui porte le nom d’imprimerie. La blouse et le bonnet de papier ont souvent ensemble maille à partir; et pourtant ils ne peuvent exister l’un sans l’autre: le compositeur est la cause, l’imprimeur est l’effet. La blouse professe un mépris injurieux pour ce collaborateur obligé qu’elle foule sous ses pieds, car les imprimeurs, avec leurs lourdes presses, sont relégués à l’étage inférieur. Mais le bonnet de papier, dont les gains sont souvent plus forts et plus réguliers que ceux de son antagoniste, s’en venge en lui infligeant l’épithète de singe, soit à cause des gestes drolatiques que fait en besognant le compositeur, soit parce que son occupation consiste à reproduire l’œuvre d’autrui.

Ainsi que la ville de Romulus, la cité des typographes est une hôtellerie, un caravansérail, un lieu plein d’exilés, un asile. Là se réfugient les vocations avortées, les destinations manquées, les positions renversées, les espérances déçues, tout ce qui a perdu pied dans la marche, tout ce que le torrent des choses a jeté au dehors. Vous y rencontrerez des séminaristes défroqués, d’anciens professeurs, des marchands ruinés, des employés que la griffe de fer des révolutions a enlevés de leur fauteuil de cuir, des étudiants pauvres à qui les loisirs et la liberté dont on jouit dans cette profession permettent de suivre les cours, tout en gagnant de quoi suffire à leurs premiers besoins. Le plus petit nombre se recrute de fils de compositeurs ou d’imprimeurs. Ceux-là sont moins doctes, moins spirituels que les autres, mais en revanche plus habiles sous le rapport matériel, parce qu’ils ont la main faite par un long apprentissage. Dans cette classe si mélangée, si bigarrée, composée d’une multitude de pièces qui se touchent par un point et diffèrent par mille autres; dans ce pandémonium, cette Babel, ce Capharnaüm, il y a peu d’individus qui ne soient capables de faire quelque chose de mieux, et qui ne gardent une dent contre la société. Avant d’aller au delà, faisons bien remarquer que nous ne nous occupons que des généralités. Il est certains de ces messieurs auxquels notre esquisse ne ressemblerait pas plus que bien des portraits ne ressemblent à leurs modèles; mais ce sont des exceptions: Exceptio firmat regulam.

Suivez-moi. Nous voici dans une salle assez vaste, coupée longitudinalement par plusieurs rangs de tables en dos d’âne. Sur ces tables, de chaque côté, sont auprès l’une de l’autre des boîtes en bois que l’on nomme des casses, lesquelles casses sont divisées en un certain nombre de compartiments appelés cassetins. Chacun desdits cassetins renferme un des caractères de l’alphabet, ou un signe de ponctuation. Devant chaque casse, debout, se trouve une des blouses précédemment mentionnées, laquelle saisit adroitement un à un les caractères, et les pose délicatement dans un instrument en fer, dit composteur, de manière à en former des mots, puis des lignes, puis des pages, puis des feuilles. Nécessairement, lorsqu’on se trouve vis-à-vis l’un de l’autre toute une sainte journée, à moins d’être Anglais ou affecté de laryngite, il est impossible de ne pas desserrer les lèvres. Aussi, en mettant le pied dans la salle ou galerie, avons-nous entendu un bourdonnement, un dissonant assemblage de voix dans tous les tons, depuis le fausset aigu des apprentis jusqu’à la basse-taille des doyens, qui grommellent sans cesse comme de vieux bisons en ruminant leur ouvrage. Donnons-nous la mine d’un auteur, et prenons un air sans façon, car ces messieurs n’aiment pas les étrangers qui viennent, avec un lorgnon enchâssé dans l’arcade sourcilière, les regarder travailler, comme on regarde les singes ou les ours monter à l’arbre et faire leurs exercices. Souvent ils se donnent le mot pour se livrer alors aux contorsions les plus bizarres, de sorte que le visiteur se croit traîtreusement amené dans une salle de maniaques ou d’épileptiques. Mais, grâce à notre visage bon enfant, on ne pense pas à nous. Nous ne sommes pas ici à la composition des journaux, où la nature du travail commande la célérité et le silence. Écoutons. Les intelligences, frottées incessamment l’une par l’autre, dégagent un feu roulant de saillies, de bons mots, de pointes, de sarcasmes, de calembours, de coq-à-l’âne à désespérer Odry. A l’atelier, on ne respecte rien, ni les hommes de lettres, ni les hommes d’état, ni les artistes, ni le talent, ni la richesse, ni même la sottise. Renvoyée d’un bout de la galerie à l’autre, l’épigramme rebondit, redouble de verve et de sel. Vires acquirit eundo. Les ridicules sont découverts avec une sagacité merveilleuse, mis à nu et fouettés sans miséricorde. C’est une première vengeance contre la société. Cela ne sert à rien, mais cela soulage. Parfois les compositeurs tournent contre leurs propres confrères cette rage de l’ironie, cette monomanie homicide de la satire. A-t-on surpris dans la galerie quelque figure frappée à un certain coin, quelque angle facial trop aigu, un crâne sur lequel la sottise en relief eût épouvanté Gall; une physionomie condamnée à l’avance par Lavater, un de ces tristes hères dont l’extérieur effacé, craintif, porte l’empreinte d’une création manquée, et qui occupent parmi les hommes la même place que l’unau et l’aï chez les animaux ? Malheur ! il sera comme un piton qui fait crever la nue et descendre la foudre. Sur lui les cataractes sont ouvertes; elles l’engloutiront, à moins que, comme cela arrive, il ne préfère abandonner la place et l’atelier; ou bien encore qu’il emploie sa force physique pour faire respecter sa faiblesse intellectuelle. Dans ce cas, on se met en quête d’un autre bouc émissaire, d’une nouvelle victime qu’on ne tarde pas à trouver et à immoler comme la première. Si le compositeur n’est pas en train de jaser, il rêve. Sa plus grande jouissance est de câler, c’est-à-dire de ne rien faire: Nunc libris, nunc somno. Il y a en lui beaucoup de l’organisation du chat pour la volupté, la gourmandise et surtout la paresse. Vous le verrez les deux coudes appuyés sur la casse, tenant à la main dans son composteur une ligne inachevée. Les yeux à demi fermés, la prunelle engourdie dans une molle torpeur, il suit les nuages qui défilent en haut dans le bleu, et sur leurs masses mouvantes son imagination bâtit un château plus prestigieux, plus féerique que celui d’Aladin. Là sont des divans somptueux, des bains parfumés, des chibouques, des oukas, des narguilés que lui allume un petit esclave noir. Là se trouvent des femmes telles qu’on en voit dans les illustrations de Shakspeare et de Byron, des houris demi-nues qui le servent, le sybarite ! qui lui versent du vin de Schiraz dans des coupes couronnées de roses. A cette dernière et brillante transformation de son idée, le rêveur n’y tient plus, il fait un mouvement comme pour prendre la coupe, et dans ce mouvement, sa composition, retenue par une simple ficelle, tombe avec bruit et se met en pâte, c’est-à-dire que toutes les lettres sont éparpillées, mêlées, amalgamées, répandues dans une confusion horrible. Adieu le travail de la matinée ! il faut recommencer sur de nouveaux frais, et auparavant rétablir le pâté. On appelle cela une danse de caractères. Lorsqu’on est las de railler, de mystifier le malheureux, on vient à son aide, et l’accident se répare bien vite. Ces innocentes distractions sont cause que l’on oublie, en composant, des mots, des lignes, même des phrases. Ces omissions portent le nom de bourdons. Lesdits bourdons exigent un grand travail pour être replacés, lorsque la feuille est imposée, ou serrée avec des coins de bois dans un cadre de fer. Lorsque le correcteur apporte l’épreuve, on se précipite pour voir celui qui a des bourdons, et on l’assourdit d’un bruit continuel imitant les cloches: din, din, baoum ! din, din, baoum ! D’autres fois on fait descendre un camarade sous prétexte qu’il est demandé dehors. A son retour il est accueilli par une roulance générale, ce qui signifie que chaque ouvrier frappe en mesure de son composteur sur sa casse, à peu près comme les représentants d’une petite partie de la nation frappent leurs pupitres de leurs couteaux à papier, quand certains orateurs du centre jugent à propos de donner un échantillon de leur éloquence. Il faut que le confrère mystifié essuie la fusillade avant de retourner à sa place. Par une étrange contradiction, cet homme contre lequel on vient d’épuiser le carquois de la raillerie, cet homme a-t-il besoin du moindre service, il n’a qu’à choisir: tout est à lui, on se dispute pour l’obliger. Presque partout le compositeur a, comme on dit, le cœur sur la main. Arrive-t-il à un confrère de faire une longue maladie ? Lui a-t-on, pendant son absence, emprunté son mobilier ? Est-ce un étranger qui débarque sans ressources, ou qui, faute d’ouvrage, veut retourner chez lui, ou bien un enfant pâle qui s’étiole et meurt de nostalgie pour avoir entendu la chanson de Béranger ? Aussitôt une circulaire court les imprimeries, une liste de souscription se forme, s’allonge, se remplit, se gonfle, et se résout en une somme assez ronde qui tombe inopinément dans la main du pauvre diable. Cela se fait avec beaucoup de délicatesse, souvent même la charité porte les typographes à venir au secours d’individus qui ne sont pas de leur profession.

Avec les auteurs, le compositeur est presque sur le pied de l’égalité. Il les voit face à face. Par lui, ils descendent de leurs piédestaux et se montrent avec leurs faiblesses. Le masque tombe, l’homme reste... et souvent le génie disparaît. Les dieux perdent leur auréole quand on est trop près de l’autel. Bien des secrets d’étude, de cabinet, de politique même, sont dévoilés au compositeur. Il se prend à rire en voyant le bon public accueillir sérieusement telle nouvelle de journal à la fabrication de laquelle il a pris part. Il a vu la filière, les creusets, les laminoirs par où passe la pensée de M. de Balzac, avant de revêtir cette forme éblouissante que chacun admire et envie. Il sait à quoi s’en tenir sur l’allégation du plus fécond de nos romanciers, lequel, dans la préface d’un de ses beaux ouvrages, prétend ne boire jamais que de l’eau. Il possède le nombre précis des collaborateurs secrets de bien d’autres. Devant lui tombent les voiles de l’anonyme et du pseudonyme. Ces mémoires attribués à de grands personnages défunts, c’est un auteur industriel qui les a inventés. Ces anecdotes du temps de l’empire n’ont jamais eu de fondement que dans une imagination féconde. Ce roman signé d’un nom de femme sort de la plume courtoise d’un homme de lettres. Que de petitesses, que de choses honteuses on découvre avec tristesse chez ceux qui prétendent guider la nation, et qui ne font, la plupart du temps, que la fourvoyer dans une vie mauvaise ! Le compositeur connaît d’avance toutes les nouvelles. Il a lu hier le manuscrit de ce superbe discours que tel orateur vient d’improviser à la tribune. Aussi, fier de ses connaissances, s’établit-il juge souverain, arbitre suprême du bon et du mauvais en matière de littérature. A propos des écrivains et des artistes, il affecte un ton cavalier et supprime le substantif poli. Il dira: Chateaubriand, Balzac, Sand, Ingres, Delacroix, Scheffer; la Mars, la George, la Dorval. Notre homme a pris une teinture de omni re scibili. Il a travaillé pour M. Thénard, et s’est fait à moitié chimiste. Cuvier l’a rendu naturaliste; Biot, physicien; Poisson, mathématicien; Arago, astronome; Dalloz, jurisconsulte; M. Viennet, diplomate. Victor Hugo et Alexandre Dumas se sont frottés contre lui: le voilà poëte et dramaturge. Lorsqu’un auteur agit bien avec le compositeur, lorsqu’il se met à son niveau, lorsque sa copie, c’est-à-dire son manuscrit, est lisible, l’ouvrage sera soigné, le texte ne sera pas déparé par des contre-sens, des lettres retournées, des fautes de français, des mots tantôt trop écartés tantôt trop rapprochés l’un de l’autre. Le compositeur fera même disparaître des erreurs qu’il est capable d’apercevoir et de corriger. Mais si vous affectez de la morgue à son égard, si vous le traitez du haut de votre grandeur, si votre copie n’est pas mieux écrite que celle de M. Alphonse Karr (qui semble se servir de son terreneuvien en guise de secrétaire), si votre manuscrit est couvert de ratures, surchargé d’ajoutés, le compositeur se dégoûte et prend à tâche de mal faire. Quelquefois involontairement, souvent à dessein, il vous fera dire des choses ridicules. Rapporte-t-on que pendant un discours brillant de M. Viennet, l’émotion de M. Fulchiron était visible, le compositeur se trompe, et on lit risible. Un journal parle-t-il des services que tel honorable peu honoré rend au gouvernement, il mettra vend. Si M. Charles Dupin, après une grande dépense d’attendrissement, s’inscrit pour deux francs dans une souscription en faveur des ouvriers sans travail, souscription dont, par parenthèse, jamais aucun ouvrier ne voit un centime, l’artiste rancunier composera deux sous. Lors de la déplorable affaire d’Armand Carrel, une feuille disait: La balle traversa le péritoine. Un compositeur ignorant met le père Antoine. Le soir, grande rumeur au café. Ce diable de père Antoine montait toutes les imaginations. Beaucoup soutenaient qu’il y avait erreur: «Le père Antoine ! s’écria un important, je le connais; c’est un de mes amis, un excellent homme; très-certainement il se trouvait là.» La discussion s’échauffa, et peu s’en fallut qu’un nouveau duel ne vînt s’ajouter à l’horreur du premier.

Les inattentions du compositeur n’amènent pas toujours des résultats aussi désagréables. C’est à une faute typographique que l’on doit le plus beau vers de Malherbe. Dans son ode sur la mort de Rosette Duperrier, le poëte avait mis : Et Rosette a vécu ce que vivent les roses, etc. Il oublia de barrer les t, le compositeur les prit pour des l et écrivit Roselle. A la réception de l’épreuve, au passage en question, un éclair subit traversa la tête de Malherbe. Il fit de Roselle deux mots séparés, remplaça l’r capitale par un r bas de casse, et l’on mit en deux admirables vers :

Et rose, elle a vécu ce que vivent les roses, L’espace d’un matin.

Il y a une grande irrégularité dans la distribution des compositeurs sur le sol de Paris. Du côté de la rive droite de la Seine se font tous les journaux et les forts ouvrages. Les imprimeries sont nombreuses et les compositeurs florissants. Les journalistes (non les rédacteurs, mais les compositeurs d’un journal), dont le gain est fixe et assez considérable, prennent vis-à-vis de leurs confrères de la rive gauche, tristes labeuriers dont l’existence est précaire et le dîner problématique, cet air d’insolente compassion avec lequel le chêne parlait au roseau. Généralement, comme profession libérale, la typographie est tombée tout à fait. Le temps est loin où des chefs-d’œuvre immaculés sortaient des presses des Aldes, des Estiennes, des Elzevirs ! on ne voit plus les maîtres imprimeurs, armés d’une loupe, vérifier lettre à lettre la correction des épreuves. Comme toutes les autres branches de l’art, comme la littérature même, aujourd’hui la typographie est un métier, et rien de plus.

Le compositeur est pour le progrès en tout et partout. Il a été de chacune des religions nouvelles qui ont essayé de reconquérir notre foi lasse de tout, même de sa pauvre sœur l’Espérance. On l’a vu successivement saint-simonien, fouriériste, châteliste, etc. Un certain nombre se traîne pourtant encore dans l’ornière usée de l’école voltairienne, et s’attaque, en don Quichottes, à des choses qui n’existent plus. Pour la science, le typographe est de force à vous démontrer avec un grand renfort d’arguments que l’obscurité provient principalement de l’absence de la lumière. En politique, il marche avec l’extrême gauche et la dépasse trop souvent. M. de Cormenin, M. Mauguin, M. de Lamennais, voilà ses apôtres. Lui qui assiste et coopère à la fabrication des journaux de toute couleur, lui qui a observé des manœuvres de corruption, qui a vu des transfuges et des renégats de tout parti, il doit apprécier un peu la moralité des gens du pouvoir. Il sait ce que valent ces personnages tarés, ces hommes chiffres, ces valets titrés, ces incorruptibles consciences dont quelque part il existe un tableau synoptique avec les prix courants en regard. Un tel spectacle l’irrite, et nous avons dit que déjà il croyait avoir à se plaindre de la société. Sa tête se monte. Comme il est de nature très-expansif, très-liant, très-porté à se réunir à des camarades, il se trouve faire partie des sociétés plus ou moins bachiques, plus ou moins lyriques ostensiblement, et secrètement plus ou moins révolutionnaires. Fêté d’abord en qualité d’aimable visiteur, il ne tarde pas à devenir membre influent. Là les opinions fermentent d’autant plus qu’elles sont plus comprimées. Les chants et le vin chargé de litharge montent au cerveau; l’orgueil que donne au compositeur sa demi-érudition, sa supériorité intellectuelle, la fascination d’une autorité quelconque dont on l’éblouit, achèvent de lui renverser les idées, et malheureusement on le retrouve parfois jouant à l’émeute devant les boutiques fermées, donnant un spectacle aux oisifs, occasionnant d’interminables corvées au malheureux tourlourou, seule véritable victime; tandis que l’arbitraire se frotte les mains et se met à table en pensant à tout ce que cela va lui rapporter.

Lorsqu’ils ont secoué la poussière de l’atelier, certains compositeurs s’habillent assez bien; il y en a même qui affichent des prétentions à la fashion. Mais vous les reconnaîtrez sûrement à la liberté de leurs manières, de leur démarche, de leur langage. Quelque soignée que soit la mise du compositeur, il y a toujours un petit bout d’oreille qui passe, quelque chose qui cloche, qui jure, qui grimace, qui rompt l’harmonie, qui écorche le regard, qui fait deviner l’ouvrier sous les habits du lion: par exemple, un mauvais chapeau sur une chevelure bien frisée, un jabot et une cravate sale, des bottes luisantes au bout d’un pantalon crotté, un lorgnon et pas de gants, un luxe enfin qui vous rappelle malgré vous celui de Robert Macaire. Il néglige quelquefois de se laver les mains: alors des mots entiers qui s’y trouvent imprimés le trahissent. Sa conversation se débarrasse difficilement de certaines expressions suspectes, ayant une mauvaise odeur d’argot. Son allure retient toujours un peu de ce dandinement, de ce frétillement, de ce jeu des hanches qui caractérisent l’espèce de pyrrhique appelé cancan. Observez les passants dans une rue: ceux-ci ont les yeux à terre, ils songent au passé; ces autres regardent devant eux, ils s’occupent du présent; quelques-uns ont la prunelle tournée en haut, ils rêvent de l’avenir. Le compositeur est parmi ces derniers. Son pied ne se détache pas franchement de la terre: ses mouvements de locomotion s’exécutent en zigzag. Il décrit des méandres plus compliqués que ceux de M. Léon Gozlan. Il semble ne pas connaître cet axiome, que la ligne droite est le plus court chemin d’un point à un autre. Dans sa route il s’arrête aussi souvent qu’un omnibus, ou que le cabriolet d’un éligible qui va solliciter des votes. Vous le surprendrez à causer avec des amis, vous le verrez flâner devant les choses d’art, devant Susse et Giroux, à l’étalage d’Aubert et des marchands de gravures du boulevard. Un de ses plus doux plaisirs est de parcourir les quais en examinant la science et la littérature qui se hérissent, en forme de bouquins, sur les parapets. Le grand nombre quitte rarement la blouse, et le bonnet ou la toque, toujours d’une forme peu usitée. Joignez à cela des cheveux longs, ébouriffés, une barbe moyen âge, de formidables moustaches, une pipe de terre bien culottée, et vous aurez le véritable costume du typographe.

Le vice qu’on reproche le plus au compositeur, c’est sa soif toujours ardente et presque inextinguible. Un calculateur patient a trouvé que la main d’un compositeur, en portant les lettres de sa casse à son composteur, faisait, pendant une année, un chemin équivalant à je ne sais combien de fois le tour du monde. Là-dessus de mauvais plaisants ont posé ce problème. Combien de fois la main du compositeur, en portant la coupe (mot que l’on emploie dans les goguettes pour désigner un verre rayé) à ses lèvres, fait-elle dans une année le tour du monde ? Au nom de mon client, je dédaigne de répondre à de si plates insinuations. Certes, je n’essaierai pas de le disculper entièrement du défaut précité. Je ne serais pas cru si je disais qu’il fait partie de quelque société de tempérance et de sobriété. Je sais qu’il est de ceux qui disent:—Deux mauvais dîners tiennent bien dans le même ventre. Assez jeûne qui mal dîne, et—Vin maudit vaut mieux qu’eau bénite. Néanmoins, je réclame pour lui l’indulgence. Ce défaut est une conséquence de son caractère expansif, de son cœur débordant d’affection. L’avez-vous vu seul à une table d’estaminet ou devant un comptoir de marchand de vin ? S’il quitte fréquemment son ouvrage, c’est pour régaler un ami; s’il passe des journées entières entre les cartes et la bouteille, c’est pour ne pas se séparer des amis; s’il met toute son attention à diriger une queue de billard, c’est pour enfoncer un ami. Vous l’accusez de rechercher avec avidité toutes les occasions possibles de dérangement ? Mais s’il consulte l’almanach, c’est pour trouver le jour de la fête d’un ami, afin de la lui souhaiter. N’est-il pas naturel que celui-ci fasse preuve alors de savoir-vivre ? Chaque fois qu’il achète quelque chose de nouveau, une blouse neuve: «C’est bien sec, disent en chœur les amis, il faut arroser cela !» Résiste-t-on à de telles paroles ? Il a institué dans l’année une multitude de jours de chômage, c’est vrai. La Saint-Jean d’hiver, la Saint-Jean d’été, la Saint-Jean-Porte-Latine, le moment qui commence les veillées, celui qui les voit finir, sont autant d’époques où il est indispensable de prendre la barbe, c’est-à-dire de s’enivrer... c’est vrai, et je m’en tiens à ce que j’ai dit, c’est pour le plaisir d’être en société. Mais, nous répétera-t-on encore, il fait des libations jusque sur la tombe de ses amis ! Un convoi auquel il assiste ne se termine pas sans une débauche ! Quel scandale !... Aimez-vous donc mieux qu’il allonge une mine hypocrite ? Et puis, est-il bien prouvé que le jour où l’homme meurt ne soit pas son jour le plus heureux ? D’ailleurs les anciens ne célébraient-il pas le trépas de ceux qui leur étaient chers par des festins et des divertissements ? Brillat-Savarin a dit depuis longtemps: «Les animaux se repaissent; l’homme mange; l’homme d’esprit seul sait manger.» On pourrait dire que, parmi les ouvriers, le compositeur seul sait boire. L’imprimeur s’administre solidairement des doses effrayantes d’un liquide frelaté; mais la quantité pour lui, c’est tout. Le compositeur se connaît en crûs; autant que ses finances le lui permettent, ce sont les qualités supérieures qu’il choisit. D’ailleurs, lui qui a éprouvé tant de mécomptes, il faut bien qu’il noie ses réflexions, qu’il tue sous des sensations grossières certains souvenirs douloureux, qu’il cherche à étouffer des facultés vivaces et créatrices dont il lui est à tout jamais interdit de tirer emploi. Le cabaret, mais c’est son athénée, son théâtre, son salon. S’il le fréquente, c’est que les jouissances plus nobles lui sont prohibées, et que, à défaut d’autres poésies, il accepte celle de l’ivresse !

Une autre accusation, dont cette fois je crains que tout mon zèle ne soit impuissant à sauver mon client, c’est celle d’être parfois en retard pour payer ses dettes. Malheureusement cette imputation est motivée. Le compositeur ne compte pas toujours; ce n’est pas un homme à ranger sa vie en tiroirs, à étiqueter ses actions, à tenir de son temps un journal minutieux comme un étudiant de Leipsick ou de Goëttingue. Son bon cœur, son besoin d’amitié, l’emportent; et quand vient le jour de la banque, c’est-à-dire le jour où il reçoit le salaire de la quinzaine, il se trouve qu’il le doit dépasse l’avoir, que la recette est plus qu’absorbée par la dépense. Cela se conçoit, si l’on réfléchit que le compositeur est aux pièces, qu’il n’est rétribué qu’en proportion de sa tâche, et que son gain dépend de son assiduité. Ordinairement, lorsqu’il a des dettes, il travaille quelque temps avec ardeur et sans se déranger; c’est ce qu’il appelle être dans son dur. Mais, par guignon, il arrive souvent que, narguant sa bonne intention, l’ouvrage manque tout à coup. Le samedi de banque donc, à la porte de l’imprimerie sont embusqués des individus prêts à se jeter sur le passage de l’imprévoyant débiteur. C’est le tailleur, le chapelier, le bottier, le gargotier. Ils sont désignés sous la dénomination pittoresque de loups. Alors on entend crier de toutes parts: gare aux loups ! Une fois son argent reçu, le compositeur paie les dettes qui lui semblent les plus essentielles: c’est le marchand de vin et le gargotier où il pourra retrouver de l’œil, c’est-à-dire du crédit. Il ne lui reste que quelques pièces de monnaie, et il les consacre exclusivement à faire la noce. Il n’est pas thésauriseur, lui, la monnaie ne s’oxide pas dans sa poche; le chemin du mont-de-piété lui est plus familier que celui de la rue de la Vrillière. Le tailleur et les autres fournisseurs d’habillements deviennent presque toujours ses victimes. Les sommes qu’on leur doit sont trop fortes, il n’y a pas moyen de solder tout. Alors, plutôt que de donner un faible à-compte, ne vaut-il pas mieux faire le dimanche une petite partie qui aide à dissiper l’ennui de la semaine ?

Hâtons-nous de le rappeler, ce que nous venons de dire n’est pas d’application absolue. Beaucoup de typographes ne fréquentent ni les tripots, ni les marchands de vin, et paient exactement leur tailleur. Ils se rappellent que jadis leurs devanciers portaient l’épée, ils ont à cœur de ne pas déroger. Nous en connaissons qui suivent assidûment les cours publics, prennent des notes, et, dans leurs moments de loisir, s’adonnent à la littérature. Quelques-uns font de la musique et excellent sur divers instruments. Il en est qui sont poëtes et poëtes de talent. Quid tibi cum lyra ? Le Gilbert du dix-neuvième siècle, Hégésippe Moreau, mort récemment à la Charité, était un compositeur. Pauvre enfant qui n’avait pas de mère à chérir, et que la société abandonna. Malheureux ! qui n’eut de sympathie que pour le malheur ! Poëte qui n’a chanté que le peuple.

C’est ici le lieu de parler de la plus vive, de la plus caractéristique, de la plus persistante passion du compositeur. Une chose existe qui fait le sujet de ses rêves du jour et de ses songes de la nuit; qui flotte incessamment devant sa pensée comme un monde de lumières et de parfums; qui, chaque fois qu’il l’aperçoit, fait vibrer ses nerfs et battre ses artères. Cette chose tient plus de place dans sa vie que l’amour, que la politique, que la bouteille même: c’est le but de ses projets, le point de mire de ses espérances. Devinez-vous ? Non. Vous avez vu derrière nos théâtres une petite porte mystérieuse, par laquelle entrent les acteurs, les figurants, les machinistes, les auteurs et les personnes privilégiées. Vous y voilà. Il est incroyable combien cette petite porte fait pousser de soupirs au typographe. Il jette un œil d’envie sur tous ceux à qui elle livre passage. Parfois son regard foudroyant tombe sur la portière qui lui fait l’effet du dragon des Hespérides. Que de tentatives n’a-t-il pas commises pour franchir ce seuil redoutable ? Combien de fois n’a-t-il pas monté sur des théâtres de société ! Qui comptera ses débuts et ses chutes chez les frères Seveste, à Montmartre et à Montparnasse ! Que de courses il a faites pour porter des pièces à M. Harel, à M. Dormeuil, à M. Cormon, à M. Poirson, pièces qu’il s’étonne toujours de voir revenir avec un refus plus ou moins direct ! Un jeune homme avait fait remettre un manuscrit à Voltaire en lui demandant ses avis. Le grand écrivain effaça seulement la dernière lettre du mot Fin et renvoya l’ouvrage ainsi modifié à son auteur. Messieurs les directeurs, plus concis encore, négligent de donner un motif, et souvent pour cause. Alors, dans son désespoir, le féroce dramaturge s’est rabattu sur le théâtre forain du Luxembourg; il a fait frissonner aux sanglantes péripéties de son drame l’élite des moutards du voisinage; il a fait couler les larmes des jolies brocheuses, des sensibles blanchisseuses. Il connaît les secrets de coulisse, la vie privée et scandaleuse des actrices et des acteurs, tout le monde étrange et bigarré d’outre-toile. Les émotions de la scène, il les achèterait au prix de son sang. Romain, il eût crié plus haut que tous les autres: panem et circenses ! En attendant, il se mêle parfois à ces autres romains, qui manifestent pour l’art un enthousiasme peu désintéressé. Gall et Spurzheim ont-ils créé une bosse pour la manie du théâtre ? Je l’ignore; mais si la phrénologie est une vérité, cette bosse doit toujours se trouver chez le compositeur. Il a ordinairement pour ami un acteur qu’il tutoie devant le monde. Rarement les billets de faveur lui manquent, et, lorsqu’il est parvenu à avoir ses entrées, son bonheur est au comble. Dans ce cas il s’attache à une figurante ou à une actrice qui partage avec lui sa gloire, ses 800 francs d’appointements, et son amour.

Nous venons de prononcer un mot qui nous appelle sur un terrain délicat et scabreux. Comment le compositeur traverse-t-il le désert de la vie ? En d’autres termes, quelles sont ses relations avec le beau sexe ? Pour l’amour, le compositeur est le rival de l’étudiant. Il partage avec lui les faveurs de cette adorable grisette qu’on trompe toujours et qui pardonne toujours. Mais il y a cette différence que l’étudiant est un despote orgueilleux et brutal, tandis que le compositeur est un amant tendre et dévoué. Quoiqu’il s’astreigne rarement aux formalités d’un mariage en règle, il est prodigue de sentiment et sait être fidèle. On en a vu conserver la même passion des mois entiers! Le dimanche, vous le trouverez sous les voluptueux ombrages de la Chaumière ou dans les autres guinguettes de la barrière. Mais ce sont ces derniers endroits que le compositeur affectionne. Là les frais sont modiques et ne dépassent pas ses moyens. Là il se dilate, il trône, il est chez lui. Il écrase de son luxe, de son élégance, de sa prodigalité les ouvriers endimanchés. L’indifférence, la cruauté fondent à l’éclat de sa toilette comme la neige devant le soleil. Heures bénies, heures exaltées et fiévreuses où l’on oublie tout, travaux, chagrins, esclavage, misère ! où l’on vit en une minute des jours, des mois, des années, tout ensemble et tout à la fois ! On se croit riche et on l’est, car on n’a rien à envier aux riches. Des lustres ? En voici. De belles femmes ? Regardez. Dans vos salons aristocratiques en trouverez-vous facilement d’aussi suaves, d’aussi naturellement jolies ? De la musique ? Écoutez. Cet orchestre n’est-il pas joyeux comme celui de Musard, et cette fanfare du piston ne semble-t-elle pas un incessant appel d’amour, un signal de délire et de transport ?

Il est une variété de compositeurs dont les mœurs sont tout à fait différentes: immobiles comme des termes devant leurs casses, ils éloignent jusqu’à l’ombre de la dissipation; ils vivent de peu; et leur ardeur pour la besogne leur a fait donner le nom d’ogres par leurs confrères, qui les méprisent. Ils font en sorte d’obtenir des places avantageuses, telles que celles de metteurs en page, hommes de conscience, correcteurs, protes, etc. Au bout d’un certain temps, si à leurs épargnes ils peuvent ajouter quelque petit héritage, ils achètent un brevet, deviennent maîtres imprimeurs, et prennent un ton arrogant vis-à-vis de leurs anciens camarades. Ceux qui n’ont pas de quoi acheter un brevet, organisent un atelier de composition et se couvrent du nom d’un imprimeur breveté. On les appelle imprimeurs-marrons. Ils font le plus grand tort à la profession, parce que, pour attirer à eux les éditeurs et les ouvrages, ils travaillent à bien meilleur compte, et en conséquence sont obligés de réduire les salaires, spéculant ainsi, par une espèce de pacte de famine, sur la misère de l’ouvrier, qu’ils mettent dans l’alternative de manquer de besogne ou de travailler à vil prix. C’est de leurs officines que sortent, à la honte générale, ces éditions où les fautes pullulent et grouillent comme une vermine, ces textes hideux et mutilés qui dégoûtent le lecteur, et qui mécontentent l’œil même de leur père.

La variété ci-dessus ne compte qu’une très-petite fraction d’individus; les autres compositeurs se fourvoient dans des voies diverses. La typographie est l’antichambre de la littérature. A force de reproduire les ouvrages d’autrui, quelques-uns s’avisent d’en composer eux-mêmes de semblables et d’enjamber la barrière qui les sépare des auteurs. C’est en copiant de la musique que Jean-Jacques devint musicien; c’est en transcrivant des pièces de théâtre que M. Alexandre Dumas s’est fait dramaturge, et s’est mis dans le cas de ne plus exercer son premier métier qu’en faveur des princes et des princesses. Si beaucoup de compositeurs font des articles pour de petits journaux qui ne les paient pas, si d’autres ne parviennent à débuter ou à se faire jouer qu’à Bobino et au théâtre Lazary, s’ils encombrent de leur suffisante et prétentieuse médiocrité les avenues inférieures de la littérature, quelques-uns, véritables hommes de talent, parviennent au travers de mille obstacles à conquérir une réputation méritée. Sans remonter aux époques antérieures qui nous offriraient des exemples honorables, un grand nombre de nos illustrations artistiques et littéraires appartiennent aux compositeurs. C’est de leur sein qu’est sorti le roi de la chanson, le divin Béranger. Le compositeur use sa vie à espérer; il est toujours à la veille d’échanger sa poétique misère contre une position éclatante; cependant ses habits l’abandonnent à la longue comme des amis infidèles, et ses bottes finissent par se crever. Ceux qui n’ont pas l’esprit ou la chance d’arriver à quelque chose perdent leur fol espoir, s’encroûtent, se pétrifient, roulent d’imprimerie en imprimerie, et vivent misérables, jusqu’à ce qu’ils entrent tout courbés sous la porte hospitalière de Bicêtre, asile des vieillards indigents.

Le rideau vient de tomber, notre héros a quitté la scène. Il s’est bravement montré dans les divers rôles du drame ou plutôt de la comédie qu’il joue en ce monde. On l’a vu sous toutes les faces: tantôt blaguant à son atelier, frondant les choses et les hommes du jour, tantôt nageant dans la joie et le vin; d’autres fois triste, morose, poursuivi par des loups sous la forme de créanciers. Ces alternatives sont fréquentes à cause de l’instabilité du travail. Pour donner un bon coup d’épaule à la composition, il ne faudrait rien moins qu’un incendie des principales bibliothèques de Paris, mais loin de là ! Non content du tort que font à cette profession le clichage et le polytipage, on invente encore de détestables machines qui vont reproduire sans caractères et sans compositeurs les ouvrages des quinzième et seizième siècles, les éditions Wendelines, Manutiennes, Elzeviriennes, etc. Le compositeur regarde avec terreur la librairie qui agonise... La littérature menace de s’absorber dans le journalisme qui envahit tout pour tout étouffer. Déjà les nouvelles remplacent les romans; le drame lui-même a quitté ses larges proportions pour se réduire en un acte. Notre génération pressée de jouir fatigue la terre de l’intelligence et s’inquiète peu de ce qu’elle laissera après elle. Plus d’in-folio, plus de longs ouvrages, plus d’éditions monumentales: des analyses, des résumés, des éditions-diamants. On concentre dans un flacon imperceptible le parfum de mille roses; on réduit des livres d’amandes amères en deux ou trois gouttes d’acide hydrocyanique. Il n’est pas d’entreprises qu’on n’ait tentées pour rogner les profits déjà si exigus des compositeurs. D’ingénieux industriels n’ont-ils pas essayé de faire faire la composition par de jeunes enfants et par des femmes, réduisant ainsi le travail typographique à une opération purement manuelle et mécanique.

Enfant d’une race malheureuse et sacrifiée, poëte de la borne, tribun du carrefour, obscur dispensateur de la lumière, esclave de la pensée des autres, va, montre encore sur le pavé de nos rues ta blouse emblématique ! Étale ta misère comme un reproche à la face du siècle ! Aplatis-toi  sur les œuvres parfumées ou nauséabondes de tes pachas littéraires ! Allons, fils de Guttemberg, lève la tête et prends courage. Voici, voici le règne des capacités et de l’intelligence ! Euge ! macte animo ! L’or va descendre dans ton creuset ! La roue qui tourne sans cesse va te prendre et t’enlever ! Demain on va ouvrir une issue à ton eau qui se putréfie ! Demain tu marcheras libre et fier. En attendant, continue à lever des lettres, à manipuler la pensée des autres en comprimant la tienne, à boire du vin blanc, à faire des dettes, à danser aux barrières, et tâche de goûter au sein de ta philosophique incurie le repos et la tranquillité que je te souhaite !


Jules Ladimir


(texte et illustrations libres de droit)

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