La boite vide par Léo Larguier (1944). Petites Histoires pour bibliophiles. Editions Fournier, 1944.
LA BOITE VIDE
Les deux vieux libraires, M. Quesnel et le père Martin qui se retrouvaient chaque soir dans ce petit café d'habitués y étaient venus un peu plus tôt que de coutume. La journée avait été sinistre. Une pluie glacée leur avait interdit la promenade qu'ils faisaient, après déjeuner, le long des quais naufragés, dont les boîtes étaient fermées comme d'énormes coquilles luisantes. Joseph, le garçon, leur apporta un café au lait et ils se mirent, bien entendu, à parler de la seule chose qu'ils aimaient sur terre, des bouquins du XVIIe siècle et des éditions originales du XIXe. - J'ai vendu, ce matin, dit le père Martin, les épreuves corrigées par Barbey d'Aurevilly, vous savez les épreuves de Ce qui ne meurt pas ... deux mille ... et je le regrette. C'était là une pièce rare. Je l'avais payée cher à la vente Laurentier ... Bellair, qui avait un client, avait poussé jusqu'à quinze cents, ce qui fait que je n'ai presque rien gagné là-dessus. Je lui revaudrai ça ... M. Quesnel but une gorgée de café-crème et essuya les verres de ses bésicles. - Barbey monte, fit-il. On chasse les bouquins du Connétable. Méconnu de son vivant, et n'ayant pas, défunt, la haute place qu'il mérite, la bibliophilie va lui donner le prestige qui le fuyait et Lamartine va avoir raison qui disait : "D'Aurevilly, vous êtes le duc de Guise de la littérature ; vous paraîtrez, mort, plus grand que vivant ..." C'est une belle phrase, prophétique et racée ... Le père Martin leva les bras. - Vous ne savez pas à quel point Bellair se moque du vieux Templier des Lettres et de l'opinion de Lamartine. Il vend des livres comme il vendrait des bicyclettes ... mais le voilà, ayons l'air de ne pas le voir. Sa conversation m'assomme ... Un gros homme qui entrait à ce moment alla s'asseoir au fond de la salle, à une table où l'on jouait aux cartes, et les deux amis se remirent à parler des vieux livres qu'ils semblaient avoir été désignés pour vendre et chérir, entre le boulevard Saint-Germain et le quai des Grands-Augustins, par décret nominatif de l’Éternel.
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La température étant inhumaine au dehors, ils s'attardaient là, dans la chaleur du café, la fumée du tabac et l'odeur des spiritueux et de la bière. La caissière jouait à ranger des morceaux de sucre sur des soucoupes ; un habitué grognait près d'eux. On n'avait pas idée !... Il l'avait depuis trois-quarts d'heure !... Il l'apprenait par cœur !... Il pestait contre un consommateur qui détenait l'Illustration dont il avait envie. Bellair les salua de sa main qui tenait les cartes et ils feignirent de l'apercevoir seulement. - Il a l'air radieux, dit M. Quesnel. Il a peut-être fait le coup à l'Hôtel des Ventes ?... Sept heures sonnèrent. Ils demeuraient là. Personne ne les attendait et ils dînaient tous les deux chez le même marchand de vins, étant, le père Martin, célibataire, et M. Quesnel, veuf. Ils virent Bellair se lever avec ses amis. Il vint, leur serra la main. - Vous les avez vendues, hein ? dit-il. - Quoi ? demanda le libraire. - Mais les épreuves corrigées de Barbey que vous avez poussées contre moi. - C'est vrai, répondit le marchand, mais comment savez-vous ?... Mon client habite la province, et il est reparti tout de suite. Il avait un taxi à la porte ... - Votre client est tout simplement un libraire, dit Bellair, en souriant, il a revendu sans doute, avec bénéfice, le bouquin au jeune Dormeuil. J'ai vu tantôt l'étui qui le contenait dans sa vitrine. Malheureusement la boutique était fermée, mais je vais l'attendre, et cette fois, le livre est à moi. J'ai quelqu'un qui en veut à n'importe quel prix et je vais attendre Dormeuil ; s'il le faut je coucherai à l'hôtel qui est en face ... au revoir ... Le père Martin éclata de rire lorsqu'il les eut quittés. - Mon client, dit-il à son ami, n'a pas voulu de l'étui qu'il ma laissé. J'ai soldé quelques bouquins au petit Dormeuil et comme il avait envie de cette boîte je la lui ai donnée. Il a dû la poser sur un rayon de sa vitrine et l'autre nigaud va coucher dehors pour acheter un carton vide ... je suis vengé ... Cela se passa exactement de la sorte. Bellair loua une chambre d'hôtel qui était de l'autre côté de la rue. Levé dès l'aube, il guetta l'arrivée du libraire et se précipita dès que ce dernier eut ouvert sa porte. - Combien ? dit-il. Le jeune marchand souriait. - Dites !... C'est vendu ?.... Pourquoi rigolez-vous ? - Non, je ris, parce qu'il n'y a rien dans cet étui ... je l'ai eu vide et je l'ai posé là, hier soir en rentrant ... Bellair sortit, furieux, et, depuis ce jour, il évite le père Martin et il a changé de café.
Léo Larguier, Petites Histoires pour bibliophiles. Editions Fournier, 1944.