"Les bonnes mœurs, les vrais talents, la probité, ne tiennent lieu de rien, dans une société frivole et désœuvrée, qui n'a besoin que de perdre son temps [...]" par le Baron d'Holbach
- Bertrand Hugonnard-Roche
- 24 mars
- 3 min de lecture

"[...] L'homme de cour vient étaler aux yeux d'un peuple émerveillé son faste et sa vanité. Il fait trophée de ses vices, qu'il qualifie de bonnes fortunes ; il amuse son oisiveté à corrompre l'innocence crédule : continuellement dérangé par ses dépenses et par son luxe, il trafique de son crédit, fait des affaires, et sans égard pour l'équité, protège celui qui le paie le mieux. Il emprunte, il achète à crédit, il contracte des dettes ; se rit ensuite de la simplicité de ceux qu'il a ruinés, et brave effrontément les pleurs d'une famille réduite à la mendicité. Corrompus par l'exemple de leurs maîtres, témoins et confidents de leurs honteuses débauches, fiers de sa protection, ses valets portent les vices et l'insolence des palais jusque dans les dernières classes du peuple. Le pontife et le prêtre sont eux-mêmes entraînés par le torrent de la perversité publique ; cette religion, dont ils vantent les effets merveilleux, échoue contre les passions et les vices autorisés par la mode. Vous les voyez se conformer au ton du monde ; adopter le faste des grands ; rougir de la simplicité évangélique ; et la même bouche qui déclame contre la corruption du siècle, sollicite souvent des femmes au crime, ou cherche à séduire l'innocence qu'elle devrait fortifier contre les tentations du démon. Le traitant, uniquement fait pour songer à sa fortune, ne connaît d'autre honneur que de s'enrichir promptement. Son état le destine à vivre des calamités publiques. Autorisé dans ses rapines et ses concussions par le gouvernement, sa conscience ne lui fait point de reproches incommodes. L'équité, l'humanité, la sensibilité seraient des qualités déplacées dans un homme qui se destine à s'engraisser de la substance des malheureux. Sa tête ingénieuse n'est occupée qu'à enfanter des projets nouveaux pour dépouiller son pays et redoubler sa misère. Enrichi une fois, il adopte les vices, le faste et le luxe de la grandeur ; il s'illustre par ses repas somptueux, par ses folles dépenses, et par sa magnificence, qui font bientôt oublier à ses concitoyens eux-mêmes que son opulence est le fruit de leurs propres malheurs. Accoutumée de longue main à tous ces affreux désordres, la société n'en est presque plus révoltée. Les hommes les plus pervers excitent bien plus l'envie que l'indignation publique. Ce qu'on appelle la bonne compagnie est composée d'un tas d'hommes, dont la conduite est propre à faire rougir la raison et gémir la vertu. On y trouve d'agréables débauchés, des importants sans nul mérite, des fainéants titrés, des hommes sans honneur et sans mœurs, des femmes sans pudeur, des fats impertinents, que l'usage fait passer pour de très honnêtes gens. Les bonnes mœurs, les vrais talents, la probité, ne tiennent lieu de rien, dans une société frivole et désœuvrée, qui n'a besoin que de perdre son temps, et à qui le désir continuel de s'amuser ne permet pas de rien approfondir. Pour être admis et considéré dans le monde, il ne faut avoir qu'un nom, un titre, un bel habit, un maintien décent, des airs et des manières, du jargon ; on a pour lors tout ce qu'il faut pour se faire désirer, d'ailleurs on est dispensé d'avoir aucune vertu. Lorsque le besoin de s'amuser est devenu le seul lien de la société, on s'embarrasse fort peu de connaître à fond les personnes que l'on fréquente ; l'on ne se rend pas difficile sur le choix de ses amis, et l'on se lie avec quiconque fait espérer quelques instants de trêve avec l'ennui. [...]"
in Le Système Social ou Principes Naturels de la Morale et de la Politique (1773)
Pages 107-110 de l'édition de 1795 (Paris, chez Servière)
par le Baron d'Holbach
Mis en ligne le lundi 24 mars 2025
Par Bertrand Hugonnard-Roche
Pour le Bibliomane Moderne
Commentaires