Le rêve américain d'Etienne Cabet ou quand l'utopie politique rencontre le bibliophile.
[Biller publié pour la première fois le 20 novembre 2009 dans le Bibliomane moderne]
Un matin vous vous réveillez avec des désirs d'ailleurs, des envies d'autres choses, des tristesses sur le monde qui vous entoure, vous ne savez plus très bien où vous en êtes, vous êtes citoyen d'un monde qui ne vous convient pas, et pourtant vous devez poursuivre votre route. Certains continuent, malgré tout, d'autres changent de voie, s'essayent à de nouvelles conceptions de la société des hommes. Vous êtes bibliophile, Etienne Cabet était un théoricien politique, et pourtant, les deux ne sont pas incompatibles. L'humanité est soluble dans l'utopie ! Cabet l'a prouvé, ne serait-ce qu'un instant. Etienne Cabet naît à Dijon en 1788 (encore un illustre dijonnois...), simple fils d'un maître tonnelier, il fait des études de droit, enseigne, devient avocat, plaide, il se politise. Prenant parti pour le retour de Bonaparte dans un premier temps pendant les cent jours (1815), il doit fuir Dijon et se retrouve à Paris. Il ne cesse ensuite de s'élever violemment contre la restauration des Bourbons sur le trône de France. Il fait partie d'une société secrète d'entraide dénommée La charbonnerie, proche par sa conception et ses buts de la Franc-Maçonnerie. Il participe, dans ce contexte, aux journées révolutionnaires de juillet 1830. Après les Trois GLorieuses (27, 28 et 29 juillet 1830), il devient pour peu de temps secrétaire du ministre de la Justice, puis est nommé procureur général à Bastial. Dans cette dernière fonction, il se distingue en défendant de nombreux accusés politiques et en professant des idées estimées trop démocratiques par le pouvoir, ce qui lui vaut d’être bientôt révoqué. Élu député de la Côte-d'Or en 1831, il attaque avec violence le gouvernement de Louis-Philippe dans un journal ultra-démocratique fondé en septembre 1833, Le Populaire. Interdite deux ans plus tard, la publication reparaît en mars 1841, encore plus virulente que la première version. Condamné en 1834 à deux ans de prison pour délit de presse, il préfère se réfugier en Angleterre où il fréquente notamment Martin Nadaud, le maçon de la Creuse en passe de devenir député (1815-1898). Grâce à l’apport de ce dernier et de réformistes anglais, dont Robert Owen, le philanthrope communisant (1771-1858), il poursuit sa formation politique. Lors de ce séjour forcé, il découvre également les conditions déplorables dans lesquelles travaillent les ouvriers dans les usines, dont Engels dénonce les excès dans La situation de la classe laborieuse en Angleterre, en 1845. De retour en France cinq ans plus tard, Étienne Cabet reprend son combat par la parole et l’écrit. Sous le titre de Voyage en Icarie, il publie en 1842 le plan d'une utopie communiste, la cité idéale d'Icarie. Élaboré en Angleterre et d’abord publié sous un pseudonyme en 1840, le livre connaît un succès immédiat en France et est plusieurs fois réédité. Dans sa préface, Cabet le présente comme « un véritable traité de morale, de philosophie, d'économie sociale et politique », qu'il invite ses lecteurs à « relire souvent et étudier ». Inspiré à la fois par l'Utopia de Thomas More et son amitié avec le réformateur gallois Robert Owen, Cabet décrit Icarie à travers le récit imaginaire d'un jeune aristocrate anglais visitant une île mystérieuse. Voyages et aventures du Lord Wiliam Carisdall en Icarie est d'abord publié en 1840 en Angleterre anonymement, Cabet craignant d'être arrêté par les autorités françaises. Cette peur se révélant infondée, l'ouvrage est ensuite réédité en France à partir de 1842 sous le titre Voyage en Icarie, cette fois-ci portant le nom de l'auteur. Le succès du livre, qui deviendra une lecture courante parmi les milieux populaires, entraînera quatre autres éditions en huit ans. Le héros-explorateur de Cabet découvre sur l'île Icaria une république établie après qu'un « bon Icar » a renversé un dictateur. Le nouveau régime repose sur des principes égalitaires, où l'argent, la propriété privée, les cours de justice, les polices secrètes et la délinquance n'existent pas. Les ateliers et l'agriculture sont mécanisés et reposent sur les dernières applications scientifiques. Nourriture et vêtements sont fournis gratuitement aux citoyens, chacun « recevant selon ses besoins ». L'éducation est universelle et gratuite pour les deux sexes, et une bibliothèque communautaire rassemble des ouvrages soigneusement choisis. Il n'existe pas de religion d'État, mais les Icariens sont des chrétiens, Cabet considérant les premiers chrétiens comme la première société idéale. Du rêve à la réalité, Cabet met en pratique son projet de société idéale. Le 10 octobre 1847, environ 150 personnes réunies dans les locaux du journal Le Populaire votent l’« Acte de Constitution d’Icarie », élisent comme président Étienne Cabet et établissent un « Bureau de l’immigration icarienne » dans ces locaux. En décembre, Charles Sully est envoyé comme éclaireur pour préparer le terrain situé sur les rives de la Red River, dans les environs de la ville de Cross Timber, au Texas. Le 3 février 1848, 69 colons dirigés par Gouhenart, un peintre et marchande de tableaux, en l’absence de Cabet qui purge une peine de prison, embarquent au port du Havre. Ils n’arrivent sur leur terrain qu’en juin 1848 après une longue et pénible marche car la Red River n’est pas praticable jusqu’à Cross Timber. Là, ils tentent d’organiser leur communauté mais sont vite découragés par le climat : plusieurs colons y meurent à cause de la fièvre paludique. Ils décident donc de se rendre à La Nouvelle Orléans où, après avoir rencontré d’autres colons icariens embarqués le 15 octobre, le 2 et le 12 novembre à Bordeaux qui sont dans une situation identique à la leur, ils votent la dissolution de la communauté icarienne. Cabet, dès son arrivée à La Nouvelle Orléans le 19 janvier 1849, tente de reprendre les choses en main ; il convoque une assemblée générale grâce à laquelle il arrive à convaincre 280 hommes, 74 femmes et 64 enfants sur un total de 485 colons à poursuivre l’aventure icarienne. Le premier mai 1849, les colons arrivent dans l’Illinois dans la localité de Nauvoo, fondée en 1840 par les Mormons qu’ils abandonnèrent par la suite. Le climat est agréable et les terres sont fertiles. Pendant l’assemblée générale du 21 février 1850, les colons votent la constitution définitive de la communauté icarienne. Celle-ci prospère et les colons, français comme américains, affluent jusqu’en décembre 1855. En octobre 1856, une crise interne due à l’insurrection de plusieurs colons qui jugent Cabet trop autoritaire et le système qu’il a mis en place trop liberticide, se résout par son départ, accompagné de 75 hommes, 47 femmes et 50 enfants, pour Saint-Louis, dans le Missouri. C’est là, peu après leur installation, que Cabet meurt d’une attaque cérébrale. Mercadier, qui est élu président afin de lui succéder, décide de quitter Saint-Louis en mai 1858 pour installer la communauté à Cheltenham. La communauté se poursuit jusqu’en 1863, quand les colons doivent prononcer sa dissolution, ruinés par les conséquences de la Guerre de Sécession. J.-B. Gérard, qui avait succédé à Cabet dans la ville de Nauvoo, décide en 1857, alors à la tête de 240 colons, d’installer la communauté à Corning, dans l’Iowa, près de Nodaway. Certains décident alors de retourner en France, d’autre de rester à Nauvoo en abandonnant la communauté, et d’autres encore suivent Gérard. En 1863, la communauté icarienne de Corning n’est plus composée que de soixante personnes, mais sa prospérité et sa bonne productivité attirent de nombreux nouveaux et anciens colons. En 1876, un nouveau conflit interne éclate : le parti des Jeunes Icariens, progressistes et révolutionnaires, accuse ce qu’il appelle la « Vieille Icarie » d’être trop conservatrice et routinière. En 1878, c’est la cour d'appel du comté qui règlera cette affaire en prononçant la dissolution de la communauté. En 1881, intrigué par des récits relatant la popularité des idées socialistes à San Francisco, Armand Dehay part pour la Californie avec sa famille pour vivre temporairement avec son frère Théodore. Encouragé par Émile Bée, un chef de file du Parti travailliste socialiste, à tenter une nouvelle expérience icarienne dans la région, Dehay écrit à Paul et Pierre Leroux pour les inciter à le rejoindre. Après une exploration de la vallée de Napa, ils décident de relocaliser la jeune Icarie dans le comté voisin de Sonoma, près de Cloverdale. Utilisant leur propriété d'Iowa comme garantie, ils achètent à crédit un ranch de 885 acres (358 ha) sur la Russian River au printemps pour 15 000 dollars, et baptisent leur nouvelle communauté Speranza, une référence au frontispice du journal défunt de Jules Leroux, L'Espérance. 100 acres (40 ha) de blé, 45 acres (18 ha) de vigne et 5 acres (2 ha) de pêchers sont plantés et une scierie est construite afin de rembourser le prêt, le reste des terres étant dédié au pâturage. Bien qu'ayant réduit leur dette à 6 000 dollars en 1883, les Icariens de Speranza sont bien loin de l'objectif idéal de l'autosuffisance, déjà remis en question par Péron dans l'Iowa. À la fin de cette année-là, la communauté adopte une charte décrivant les principes gouvernant la colonie. Son fonctionnement diffère sensiblement des Icaries précédentes, s'inspirant des idées de Charles Fourier et Saint-Simon. La communauté Icaria Speranza sera dissoute le 3 août 1886 par la cour de justice du comté. (source Wikipedia, article Etienne Cabet et Icarie). Fin du rêve américain selon Etienne Cabet. Je vous présente ci-dessus la page de titre de la "cinquième édition" de cet ouvrage aujourd'hui recherché des amateurs d'utopies politiques. Sans doute, jamais dans l'histoire du livre, un titre n'a si bien et si complètement résumé tout ce que contient un ouvrage. Je vous laisse étudier ce que la page de titre annonce. Beau programme n'est-ce pas ? Plus d'un parti politique du XXIe siècle aimerait avoir le dixième de cette inspiration philanthropique ! La première édition de cet ouvrage a paru en 1839 (sous la date de 1840). Elle a pour titre complet : Voyage et Aventures de Lord William Carisdall en Icarie. Traduits de l'anglais de Francis Adams par Th. Dufruit. Elle est publié à Paris chez Hyppolite Souverain en 2 volumes in-8. Elle est rare et recherchée. Cette première édition, tirée à petit nombre, n'a pas été mise dans le commerce et était distribuée par Cabet à ses amis. Le titre définitif de "Voyage en Icarie" apparaît pour la première fois en 1842. Comme j'ai pu le lire ailleurs et cela s'applique ici : " (...) Pour le bien connaitre, il ne suffit pas de lire ; il faut le relire, le relire souvent et l'étudier"
NDLR : j'ai écrit ce billet en 2009, il y a presque 8 ans déjà. J'avais 38 ans et encore pas mal d'illusions sur le monde. 8 ans plus tard je dois avouer que ... je vais le relire tiens !
Bonne journée, Bertrand Bibliomane moderne